Le rôle des communautés professionnelles pour qualifier et surmonter les conséquences du génocide en Ukraine

Poursuite des débats sur la nature du génocide.
Miroslav Lavrinok 25 Juillet 2023UA DE EN ES FR IT RU

[геноцид]

Précédemment, nous avions constaté que le génocide avait bien eu lieu en tant que phénomène. Cependant, du fait de sa nature multidimensionnelle, l’étude et la compréhension de ce phénomène nécessitent un large débat, dont les résultats auront une application pratique et un impact sur les événements, et ce non seulement en Ukraine.

Le territoire ukrainien a été à de nombreuses reprises le théâtre de crimes de génocide, le Kremlin en étant souvent l’instigateur et l’organisateur. D’ailleurs, des épreuves tragiques similaires ont frappé tous les peuples et nations non russes envahis par les Russes. Raphael Lemkin estimait que « les massacres de peuples et de nations qui ont caractérisé l’avancée de l’Union soviétique en Europe n’étaient pas un élément nouveau de sa politique expansionniste. Il s’agissait plutôt d’une caractéristique à long terme de la politique intérieure du Kremlin, pour laquelle les tenants du pouvoir en place avaient suffisamment de précédents dans les actions de la Russie tsariste ». Nous nous intéressons avant tout à la situation actuelle et à l’avenir, mais analyser le phénomène du génocide contemporain des Ukrainiens dans sa dimension historique est essentiel pour comprendre comment ce crime de génocide s’est développé au fil du temps, quelles ont été ses conséquences, dans quel contexte historique il a été commis, etc.

Alors que l’Ukraine et la Pologne déploient de grands efforts pour réparer les blessures des pages honteuses de leur passé commun, la Russie moderne, après une courte pause, est revenue à des pratiques impériales totalitaires tout en refusant de reconnaître les actes criminels de l’Empire russe et de l’URSS, dont elle se déclare l’héritière. En outre, compte tenu des possibilités nouvelles offertes par le progrès, l’État russe a amélioré ces pratiques et consacre dorénavant d’immenses efforts non seulement à la dissimulation et à la déformation des informations sur les crimes du passé, mais aussi à la création d’une puissante sphère d’influence informationnelle, lui permettant à la fois de commettre un génocide en impliquant un nombre important de ses propres citoyens dans son organisation et son exécution, et de le justifier, de le cacher ou d’accuser préventivement les autres de falsification des faits et de « russophobie ». Il est nécessaire d’étudier et de mettre largement en lumière cette partie de la politique russe, ses méthodes et ses outils, le contexte national et international, de comprendre les motifs du génocide, dans la mesure où la Russie continue de menacer non seulement les Ukrainiens, mais aussi d’autres peuples, nations et États. Jouant habilement sur les sentiments ultranationalistes dans les pays de la vieille Europe, faisant appel au passé colonial des pays aux économies en développement, soutenant des mouvements séparatistes et des organisations terroristes dans le monde entier, la Russie sape les acquis et les accords de maintien de la paix du monde civilisé, établis après la fin de la Seconde Guerre mondiale et la décolonisation. Une des composantes principales de ces politiques, qui devrait faire l’objet d’une analyse approfondie par les experts compétents, est l’attisement de la haine entre différents États et groupes sociaux, qui peut constituer l’une des conditions préalables au génocide.

Les conditions préalables et les conséquences d’un génocide, ainsi que sa qualification, nécessitent également l’intervention de philosophes, de spécialistes de la culture et de psychologues. Malgré la nature totalitaire du régime russe moderne, qui ne laisse pour ses citoyens aucune place au doute quant au bien-fondé des actions de ses dirigeants politiques, la fédération de Russie a connu, après l’effondrement de l’Union soviétique, une brève histoire marquée par une liberté de la presse, un pluralisme, une attention portée aux droits humains et des puissantes communautés de défense des droits humains. Il est important de comprendre comment tant de gens, après avoir rejeté les idées mensongères du communisme totalitaire, sont devenus en si peu de temps des partisans de sa version modifiée et, sinon des complices actifs, au moins des témoins silencieux de crimes ? Le mépris des autres nations, la dévalorisation de la vie humaine, y compris celle des Russes eux-mêmes, la culture de la violence totale, la « dénonciation » des valeurs libérales comme étant des constructions farfelues ou perverties, la culture de la force brute comme seule source de droit et la tromperie comme moyen d’obtenir ce que l’on veut, voilà ce qui imprègne les médias et la culture de masse russes, les programmes scolaires et les conversations privées des gens ordinaires. Des années de vie dans cette réalité-là ont changé la vision du monde de nombreux Russes au point de leur permettre de nier des faits évidents et de les interpréter d’un point de vue qui exclut le sentiment de culpabilité. Les conséquences possibles et réelles de la mise en œuvre pratique de cette idéologie russe en Ukraine doivent également être étudiées et corrigées, car le génocide affecte les victimes et les groupes auxquels elles appartiennent à court comme à long terme.

Une attention particulière doit être accordée à la composante religieuse du phénomène de génocide. Notre initiative a documenté de nombreux bombardements de sites protégés par le Statut de Rome commis entre février 2022 et avril 2023, dont un grand nombre de bâtiments destinés à des fins religieuses. L’Église orthodoxe russe soutient depuis longtemps la guerre d’agression de l’État dans lequel elle a son centre, agissant en tant que partie prenante de l’appareil de propagande, instillant l’intolérance à bien des égards, cultivant la mort et dévalorisant la vie humaine. En niant, par ses agissements, de nombreuses valeurs chrétiennes, l’orthodoxie russe accuse d’autres églises et croyants orthodoxes, chrétiens et autres de « visions erronées », « d’hérésie » et de « satanisme », donnant par là même une base spirituelle à la perpétration de crimes de génocide par des citoyens russes.

Outre ces composantes du phénomène du génocide russe en Ukraine, il en existe des signes qui ont déjà été qualifiés ou peuvent être qualifiés par des juristes d’actes définis par le droit international. Nous avons par exemple déjà évoqué les agissements liés à la déportation d’enfants ukrainiens, qui ont conduit à l’émission par la Cour pénale internationale de mandats d’arrêt à l’encontre du président russe Poutine et de sa commissaire aux droits de l’enfant, Maria Lvova-Belova. À ce jour, ces faits (le transfert forcé d’enfants d’un groupe à un autre) représentent le critère le plus certain indiquant qu’il s’agit bien d’un génocide, cependant de nombreux avocats, enclins à une explication des normes juridiques fondée sur la vérification des intentions du législateur ou de la signification historique objective de la norme juridique au moment de son adoption, affichent une position très prudente. Ce qui est relativement nouveau, et donc difficile à qualifier correctement, c’est que les Russes, malgré les nombreux meurtres et destructions qu’ils ont commis en Ukraine, ne tendent pas à l’extermination totale de la majorité des Ukrainiens, et ils offrent des opportunités réelles ou imaginaires à nos citoyens qui seraient prêts à renoncer à leur identité nationale en faveur de l’identité russe. Cela rend difficile la perception du groupe national des Ukrainiens dans son ensemble en tant qu’objet de génocide.

C’est pourquoi une étude du phénomène, une qualification adéquate du génocide que la Russie est en train de perpétrer sur le territoire de l’Ukraine et, peut-être, la clarification future des normes du droit international, requièrent l’implication de représentants de diverses communautés professionnelles capables d’aborder ce problème de manière globale. La coordination de la phase finale de ce travail nécessitera des efforts de l’État, mais dès à présent, la communauté de défense des droits humains doit se mettre intensément au travail, en utilisant pour cela ses vastes relations et opportunités, pour faire en sorte que les auteurs soient traduits en justice et créer toutes les conditions qui garantiront que ces crimes ne se reproduiront pas à l’avenir.

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