Qu’est-ce qu’un crime contre l’humanité ?

Ce terme (non) oublié du XXe siècle est à nouveau associé à l’Ukraine.
Mikola Komarovski 27 Mai 2024UA DE EN ES FR RU

© National Archives and Records Administration/United States Holocaust Memorial Museum

© National Archives and Records Administration/ United States Holocaust Memorial Museum

C’était il y a un peu moins de 70 ans, au palais de justice de Nuremberg : pour la première fois dans l’histoire du monde, des condamnations étaient prononcées contre des hauts fonctionnaires personnellement accusés d’actes commis par l’État.

L’un des nouveaux crimes dont étaient accusés de hauts gradés nazis était le crime contre l’humanité, inscrit dans la Charte du Tribunal de Nuremberg.

Du fait de la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine, les crimes contre l’humanité redeviennent d’actualité : les actes commis par les Russes à l’encontre des civils en Ukraine rappellent les atrocités commises par les nazis sur ce même territoire il y a plus de 80 ans.

Mais que signifie réellement ce terme, et pourquoi il faut le distinguer des crimes de guerre et du crime de génocide ?

La notion de « crime contre l’humanité » est formellement mentionnée en 1915, lorsque les pays de l’Entente en accusent le gouvernement de l’Empire ottoman pour les massacres systématiques de la population arménienne qu’il a commis. Le problème est qu’il ne s’agit que d’une déclaration politique qui ne peut ni mettre un terme aux atrocités, ni traduire leurs auteurs en justice.

La personne qui a permis aux crimes contre l’humanité de trouver leur place dans la Charte du Tribunal de Nuremberg et de s’imposer ensuite dans le droit pénal international est Hersch Lauterpacht, un juriste austro-britannique d’origine juive qui a étudié à la faculté de droit de l’Université de Lviv entre 1915 et 1919.

Lauterpacht était proche de Robert Jackson, juge de la Cour suprême des États-Unis qui avait été représentant en justice du gouvernement, puis procureur en chef des États-Unis au procès de Nuremberg.

Lors des discussions sur le futur tribunal, les représentants des Alliés ne trouvaient pas de consensus en raison des différences dans les systèmes juridiques de leurs États. Au cours de ces discussions animées, Lauterpacht a suggéré à Jackson d’introduire un nouveau terme dans le droit international qui couvrirait exclusivement les crimes contre les civils, point sur lequel les juristes soviétiques et américains ne parvenaient pas à s’entendre. Il proposa de qualifier les atrocités commises contre des civils de crimes contre l’humanité.

Jackson a suivi cette suggestion.

Génocide et crimes contre l’humanité : une lutte de concepts

Un autre diplômé de la faculté de droit de Lviv a également cherché à introduire un nouveau crime dans le droit international : Raphael Lemkin, auteur du terme de « génocide ». Cependant, Lemkin voulait protéger non pas les personnes dans leur ensemble, mais des groupes distincts : le mot « génocide » lui-même est un amalgame de la racine grecque genos (tribu, race) et du latin cide (meurtre).

Ce qui a incité Lemkin à créer son propre concept ont été les massacres d’Arméniens par l’Empire ottoman, déjà mentionnés. Lemkin était scandalisé par le fait qu’un État puisse traiter sa propre population de manière aussi cruelle sans être tenu pour responsable de ses actes.

Hersch Lauterpacht s’est montré plutôt froid à l’égard du concept de génocide de Lemkin : il estimait que le fait d’isoler les crimes commis contre un groupe particulier réduirait l’importance des vies individuelles. En outre, il faisait remarquer qu’il serait objectivement difficile de prouver l’intention de détruire un groupe particulier (et il n’avait pas tort sur ce point).

Par la suite, et le génocide et les crimes contre l’humanité ont été intégrés au droit pénal international. Toutefois, il n’existe toujours aucune convention distincte pour les crimes contre l’humanité, même s’il est probable qu’une telle convention finisse par être adoptée.

Après la Seconde Guerre mondiale, les crimes contre l’humanité ont figuré dans les textes de plusieurs procès pénaux internationaux, comme dans les Statuts du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et du Tribunal pénal international pour le Rwanda.

Aujourd’hui, le Statut de Rome consacre un article distinct aux crimes contre l’humanité, l’article 7. Il prévoit que 11 actes peuvent être considérés comme des crimes contre l’humanité s’ils sont commis dans le cadre d’une attaque délibérée, généralisée ou systématique lancée contre une population civile :

  1. Meurtres
  2. Extermination
  3. Réduction en esclavage
  4. Déportation ou transfert forcé de population
  5. Emprisonnement ou autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international
  6. Torture
  7. Viol, esclavage sexuel, prostitution forcée, grossesse forcée, stérilisation forcée ou toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable
  8. Persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste ou en fonction d’autres critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit international, en corrélation avec tout acte visé dans le présent paragraphe ou tout crime relevant de la compétence de la Cour
  9. Disparitions forcées de personnes
  10. Crime d’apartheid
  11. Autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale.

Pourquoi ce terme est-il nécessaire, et ne suffit-il pas de condamner uniquement les crimes de guerre ? Le point important est que les crimes contre l’humanité ne sont pas limités aux conflits armés. Les régimes politiques n’ont pas toujours besoin d’une guerre pour terroriser leurs propres populations, et cette terreur n’est pas toujours dirigée contre un groupe distinct. Et même si c’était le cas, le processus d’établissement des preuves donnerait des cauchemars à tout juriste, comme l’avait prévu Hersch Lauterpacht.

La notion de « crimes contre l’humanité » est faite pour protéger spécifiquement les civils, alors que la plupart des crimes de guerre peuvent toucher à la fois des civils et des militaires. Rares sont ceux qui diraient que le droit international offre une protection parfaitement efficace, même avec un nouveau terme juridique dans son arsenal. Il y a un siècle, cependant, on ne pouvait même pas espérer cela.

Le Groupe de défense des droits humains de Kharkiv a soumis une communication au Bureau du Procureur de la Cour pénale internationale concernant les disparitions forcées dans le contexte de l’invasion russe de l’Ukraine.

Édition : Denys Volokha

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