L’inaction, une voie vers l’impunité

En 10 ans, aucun tribunal ne s’est penché sur la question de savoir si les crimes commis contre les participants à la révolution de la Dignité étaient des crimes contre l’humanité.
Kostiantin Zadoya18 Mars 2024UA DE EN ES FR RU

[майдан]

Dix ans après, les événements de la révolution de la Dignité sont fermement ancrés dans l’opinion publique ukrainienne comme tournant dans l’histoire de l’Ukraine indépendante. Ils ont même déjà été intégrés aux programmes scolaires d’histoire. Cependant, les crimes commis contre les participants à la révolution de la Dignité n’ont toujours pas été qualifiés : s’agissait-il de crimes contre l’humanité ? La Cour pénale internationale (CPI) ou les tribunaux ukrainiens pourraient apporter des éclaircissements, mais rien c’est fait dans ce sens à ce jour.

Le pire, c’est que cette situation n’est pas due au fait que le procès aurait été retardé en raison de la fuite de l’accusé ou que le tribunal devrait examiner une énorme quantité de preuves, mais au fait que, pour des raisons très éloignées de la loi, les conditions préalables ne sont même pas réunies pour qu’au niveau international ou national se tienne un procès qui aborderait la question de la responsabilité d’individus spécifiques pour des actes de violence ou de persécution contre les participants à la révolution de la Dignité en tant que crimes contre l’humanité.

La Haye et Kiev portent une égale responsabilité dans cette situation, qui ne suscite aucune émotion autre qu’une profonde déception, et qui est très éloignée des idéaux de la justice pénale internationale et de l’idée de lutter contre l’impunité pour les crimes internationaux.

Cela fera bientôt dix ans que l’Ukraine a reconnu pour la première fois la compétence de la Cour pénale internationale (CPI) en utilisant l’article 12(3) du Statut de Rome de la CPI de 1998 (SR), qui permet aux États de reconnaître la compétence de cette institution judiciaire internationale ad hoc (pour une affaire spécifique) sans ratifier le Statut de Rome. Bien qu’en Ukraine le premier cas de reconnaissance de la compétence de la CPI soit généralement attribué à la déclaration de la Verkhovna Rada d’Ukraine (VRU) du 25 février 2014, la Cour elle-même a toujours soutenu que sa compétence sur les événements en Ukraine découlait d’une note du ministère des Affaires étrangères d’Ukraine du 17 avril 2014, elle-même basée sur la déclaration de la VRU.

Quoi qu’il en soit, les motivations derrière ces démarches des autorités ukrainiennes étaient évidentes. La reconnaissance par l’Ukraine de la compétence de la CPI était une réaction aux nombreux cas de violence et de persécution subis par les participants à la révolution de la Dignité de novembre 2013 à février 2014. Dans sa déclaration du 25 février 2014, la Verkhovna Rada les a explicitement qualifiés de crimes contre l’humanité qui, en vertu de l’article 7(1) du Statut de Rome de la CPI de 1998 (RS), sont définis comme le meurtre, la torture, la persécution et autres actes inhumains commis dans le cadre d’attaques généralisées ou systématiques lancées contre toute population civile.

Le 25 avril 2014, le Bureau du Procureur de la CPI (BP de la CPI) a entamé un examen dit préliminaire de la situation en Ukraine entre le 21 novembre 2013 et le 22 février 2014. Dans le cadre de cette procédure, le BP de la CPI devait déterminer s’il existait des motifs suffisants d’estimer que des crimes relevant de la compétence de la CPI, en particulier des crimes contre l’humanité, avaient été commis dans cette situation, et si ces crimes méritaient l’attention de la Cour.

Malheureusement, l’examen préliminaire de la situation en Ukraine a été « gelé » dès le début. La raison principale à cela semble avoir été la position conservatrice du Bureau du Procureur de la CPI. Le rapport d’examen préliminaire de 2015 indique, d’une part, que « les actes de violence probablement commis par les autorités ukrainiennes entre le 30 novembre 2013 et le 20 février 2014 peuvent constituer une « attaque dirigée contre la population civile » au sens de l’article 7(2)(a) [du SR] » et, d’autre part, qu’« il existe peu d’informations permettant de conclure que l’éventuelle attaque commise dans le contexte des manifestations du Maïdan était généralisée ou systématique ».

Dans les rapports ultérieurs de 2016, 2017, 2018, 2019 et 2020, le Bureau du Procureur de la CPI a constamment réitéré cette position. En d’autres termes, il ne faisait aucun doute pour le Bureau du Procureur de la CPI que des actes de violence et de persécution à l’encontre des participants à la révolution de la Dignité avaient eu lieu et n’étaient pas de nature isolée, mais le Bureau a estimé que le nombre de ces actes était encore insuffisant pour les considérer comme généralisés ou systématiques, comme le suggère la définition des crimes contre l’humanité figurant à l’article 7(1) du SR.

Bien sûr, les notions d’ampleur et de nature systématique pour qualifier des exactions de crimes contre l’humanité laissent une grande marge d’appréciation aux services d’application de la loi pour évaluer des événements donnés, mais, d’un autre côté, le droit international ne prévoit pas que les crimes contre l’humanité ne peuvent être invoqués que dans les cas où le nombre d’actes de violence et de persécution s’élève à des dizaines, voire à des centaines de milliers. Il semble donc que la position réservée du Bureau du Procureur de la CPI ait été prédéterminée par des considérations bureaucratiques plutôt que juridiques.

Derrière cette réticence dans les évaluations juridiques se cache la crainte que la reconnaissance des actes de violence (persécution) contre les participants à la révolution de la Dignité comme des crimes contre l’humanité n’oblige le Bureau de la CPI à attribuer des qualifications juridiques similaires à des situations semblables dans d’autres pays, ce qui pourrait finalement s’avérer disproportionné par rapport aux ressources humaines et financières du Bureau du Procureur.

En mars 2022, après que l’invasion russe de l’Ukraine a atteint son apogée, le Bureau du Procureur de la CPI a lancé une enquête complète sur la situation en Ukraine, couvrant formellement la période comprise entre le 21 novembre 2013 et le 22 février 2014, mais il est peu probable que le Bureau choisisse des cas de crimes de guerre vieux de 10 ans plutôt que des cas enregistrés presque quotidiennement depuis le 24 février 2022. Surtout si l’on considère que la position sceptique du Bureau quant à la qualification juridique des événements de 2013-2014 comme crimes contre l’humanité n’a pas disparu.

Le manque d’attention de la CPI à l’égard des événements de 2013-2014 aurait pu être compensé par une enquête nationale efficace, car le principe de complémentarité qui sous-tend le travail de la CPI place en fin de compte la charge principale de poursuivre et de punir les crimes internationaux sur les États plutôt que sur la CPI. Cependant, aucune enquête efficace n’a été menée sur les événements de 2013-2014 en Ukraine. La qualification juridique des actes de violence et de persécution contre les participants à la révolution de la Dignité comme crimes contre l’humanité est entravée par le fait que le droit pénal ukrainien ne connaissait pas ce type de crime en 2013-2014, et ne le connaît toujours pas aujourd’hui.

La loi « portant modification de certains actes législatifs ukrainiens relatifs à la mise en œuvre du droit pénal international et du droit humanitaire » adoptée en 2021 comble cette lacune, mais elle n’a toujours pas été signée par le président ukrainien depuis près de trois ans, et n’est donc pas entrée en vigueur. Bien entendu, on pourra dire que l’entrée en vigueur de cette loi ne changerait rien dans les cas d’événements survenus antérieurement, car le droit pénal n’a pas d’effet rétroactif dans le temps. Toutefois, il existe de nombreux exemples d’États, tels que la Lettonie ou l’Estonie, qui appliquent de nouvelles lois pénales établissant la responsabilité pour des crimes internationaux au niveau national à des événements passés, et cette pratique a été approuvée par la Cour européenne des droits de l’homme, car dans des situations similaires, les lois nationales ne font que confirmer le fait que les actes concernés ont déjà été reconnus précédemment comme crimes par le droit international.

Quoi qu’il en soit, il est difficile de qualifier de réussie la tentative des autorités pénales ukrainiennes de poursuivre les actes de violence et de persécution commis contre les participants à la révolution de la Dignité, non pas comme crimes contre l’humanité, mais comme délits « de droit commun » (par exemple, comme meurtre « ordinaire » avec préméditation, abus de pouvoir ou d’autorité).

De nombreuses affaires ont été classées en raison de l’expiration des délais de prescription, bien qu’en vertu du droit international, les crimes contre l’humanité soient imprescriptibles. Dans les affaires qui ont abouti à une condamnation, comme celle des assassinats sur le Maïdan le 20 février 2014, les tribunaux, en l’absence de disposition législative sur les crimes contre l’humanité, ont examiné les épisodes individuels de violence ou de persécution « isolément » du contexte général des événements survenus de novembre 2013 à février 2014, ce qui, en fin de compte, infirme juridiquement que ces épisodes aient été liés au contexte, plutôt que de le confirmer.

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