Václav Havel et l’Ukraine
Je suis sincèrement reconnaissant d’avoir été présélectionné pour le prix Václav Havel.
En Europe centrale et orientale, son nom et ses actes sont un symbole de l’opposition intellectuelle à la dictature, de la victoire de la raison et de la liberté d’expression sur la violence, les mensonges d’État et l’hypocrisie. Il est toujours resté franc, honnête et cohérent non seulement dans ses paroles, mais aussi dans ses actions politiques concrètes. Sa compréhension du monde, sa vision culturelle du monde et sa philosophie politique sont essentielles pour mon pays.
Havel a écrit : nous devons renoncer à l’espoir arrogant que le monde est un mode d’emploi que l’on pourrait lire, ou un ensemble d’informations que l’on pourrait télécharger dans un ordinateur pour en extraire des recettes toutes faites. Au contraire, tout ce qui se passe indique que notre époque exige la libération de forces telles que la sagesse archétypale, l’expérience unique du monde, le sens de la justice, la capacité de tout regarder à travers les yeux d’autrui, la responsabilité personnelle, le goût, le courage et la compassion, la croyance dans le mystère et l’importance d’actions spécifiques, qui ne constituent cependant pas la clé universelle du salut.
Cette déclaration de liberté, d’individualisme et de tolérance contraste fortement avec les restrictions ukrainiennes en matière de marché, d’information et de liberté académique, la méfiance à l’égard d’un marché foncier libre, les faibles niveaux de capital social, l’attitude méfiante de l’intelligentsia nationale à l’égard de la liberté d’expression et de la tolérance, l’aversion massive pour les riches et la conviction que tout le monde vole dans un contexte de corruption massive.
Dans le contexte du conflit armé avec la Russie, tous ces vestiges soviétiques et d’autres encore sont devenus encore plus aigus et affectent plus douloureusement l’État et la société ukrainiens.
Le désir manifeste des dirigeants russes de détruire l’État ukrainien et tous ceux qui se reconnaissent véritablement comme ses citoyens ne laisse aucune place au compromis. Notre ennemi bombarde la population civile et les infrastructures vitales, essayant de semer la peur et de forcer la reddition.
Nous ne pouvons pas accepter une désescalade et un cessez-le-feu, car cela reviendrait à permettre à l’envahisseur de renforcer ses défenses, et par là même à accepter la poursuite des meurtres, des disparitions, de la torture et des violences sexuelles.
Enfin, cela reviendrait également à reconnaître que les 80 dernières années de développement du droit international peuvent être mises au rebut. La Russie pourrait ainsi envahir un autre pays sans que cela n’ait aucune conséquence. Par conséquent, c’est de la victoire dont nous avons besoin, dont la condition nécessaire est la libération de l’occupation russe de tous les territoires ukrainiens situés à l’intérieur des frontières de 1991. Mais cette condition n’est pas suffisante.
Depuis mars dernier, l’une de mes activités consiste à diriger un vaste projet consacré à la collecte d’informations et à la documentation des crimes commis par l’armée russe à l’encontre des civils ukrainiens et des biens civils. Ces crimes peuvent être provisoirement qualifiés de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de génocide.
Nous avons enregistré des données sur des dizaines de milliers de morts et de blessés parmi les civils, ainsi que sur des installations civiles détruites ou gravement endommagées. Nous fournissons aux victimes de crimes une assistance non seulement juridique, mais aussi psychologique, financière, médicale et humanitaire. Des milliers de familles en ont déjà bénéficié.
Naturellement, le fait de vivre ne serait-ce qu’une fraction de ce cauchemar dans sa vie suscite un sentiment de haine envers les dirigeants de l’État russe et les militaires russes. Cette haine s’étend souvent à tout ce qui est russe : le pays, les citoyens, la langue, la littérature et l’art. On peut dire qu’elle devient globale.
C’est précisément en raison de la prédominance de la haine dans la conscience publique que les axiomes des droits de l’homme prennent pour nous aujourd’hui tout leur sens : la vérité est au-dessus de la loi ; la justice est au-dessus de la vérité ; la miséricorde est au-dessus de la justice ; l’amour est au-dessus de la miséricorde. La haine détruit avant tout ceux qui haïssent, elle dévaste l’âme.
La haine est naturelle sur le champ de bataille, où le soldat russe doit être éliminé. Mais dès que ce soldat est capturé, la haine doit s’estomper. Au moins pour éviter de devenir le meurtrier d’une personne désarmée. Pour éviter de devenir soi-même un « dragon » dans le combat contre les « dragons ». Sinon, notre victoire serait une victoire à la Pyrrhus.
La haine envers tous les Russes est irrationnelle : on ne doit pas juger les gens sur leur citoyenneté, mais seulement sur leurs actes et leurs paroles. Et nous ne devons pas oublier que, bien que les opposants déclarés au régime de Poutine soient peu nombreux (pas plus de 5 % de la population russe), ils s’opposent publiquement à l’agression russe et font l’objet de poursuites pénales avec des peines pouvant aller jusqu’à 15 ans. Ces personnes aident souvent les réfugiés ukrainiens à quitter la Russie et collectent de l’argent pour eux.
La haine de la langue, de la littérature et de l’art russes est encore plus insensée, bien que compréhensible. Et je réprouve totalement le harcèlement dont font l’objet les écrivains ukrainiens qui se présentent en public avec des écrivains russes, si ces derniers sont des anti-poutinistes notoires.
Je suis convaincu que nous avons besoin du dialogue pour soutenir le courant anti-impérialiste présent dans la culture russe, et qui a toujours existé (Tchaadaïev, Berdiaev, Fedotov, Pomerants, Averintsev), mais qui pour le moment perd face aux partisans de la dictature. Quant au retrait des livres en langue russe des fonds des bibliothèques ukrainiennes et à leur élimination, je ne peux pas qualifier cela autrement que de l’infantilisme.
La compassion et la miséricorde vont toujours de pair avec l’amour. Les Ukrainiens sont devenus plus humains et compatissants les uns envers les autres. Le malheur commun nous unit. Mais plus encore, nous sommes unis par les valeurs clairement mises en avant par Václav Havel : l’amour de la liberté, l’indépendance, l’attachement à la démocratie et le rejet de l’autoritarisme.
En effet, l’expérience et l’exemple uniques de Havel sont tout simplement fascinants. Par exemple, lorsqu’il était président, on lui a demandé de restreindre les voyages des intellectuels à l’étranger, mais il a refusé parce qu’il ne pouvait pas permettre que la liberté d’une personne devienne « inférieure à celle d’une hirondelle ».
Nous luttons pour la liberté, l’indépendance, les droits humains et la démocratie. Nous tiendrons bon et le malheur reculera. Les valeurs de Václav Havel deviendront alors encore plus présentes à nos consciences. J’espère également que cette guerre mènera au renversement du régime de Poutine, ce qui permettra de traduire en justice les dirigeants de la fédération de Russie, les propagandistes du Kremlin, ainsi que tous ceux qui ont donné l’ordre direct de commettre des crimes et ceux qui ont exécuté ces ordres. Il fut un temps où le peuple allemand était considéré comme une victime du nazisme. Aujourd’hui, nous devrions, de la même manière, considérer le peuple russe comme une victime du régime criminel de Poutine.
Et tout comme le peuple allemand a connu la dénazification, le peuple russe doit passer par la dépoutinisation et la décommunisation. Mais nous devons accomplir tout cela sans abandonner ni trahir l’héritage de Havel.