Des Ukrainiens soumis à la torture dans la région de Kharkiv pendant l’occupation

Le Groupe de défense des droits humains de Kharkiv (GDHK) documente les crimes internationaux (génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre) qui auraient été commis par l’armée russe en Ukraine, notamment dans la région de Kharkiv.
26 Septembre 2023UA DE EN ES FR RU

Вхід до катівні у Козачій Лопані, © Анна Черненко / Громадське Вход в пыточную в Казачьей Лопани, © Анна Черненко / Громадське

Entrée d’une salle de torture à Kozatcha Lopan © Anna Tchernenko / Gromadske

Cette publication porte sur des informations collectées à propos d’événements présentant des signes d’actes de torture qui auraient été commis par l’armée russe contre des Ukrainiens. L’étude s’appuie sur des données documentées par le GDHK dans la base de données de l’initiative « T4P » pour la période allant du 24 février 2022 au 15 septembre 2023.

La collecte d’informations se poursuit. Le GDHK continue de fournir une assistance juridique, psychologique et humanitaire aux victimes de crimes internationaux.

La version complète de cet article est disponible ici.

Informations générales

Au cours de la période allant du 24 février 2022 au 15 septembre 2023, le GDHK a documenté des informations sur 308 incidents impliquant des actes de torture ou de traitements inhumains.

Parmi ces incidents, le plus grand nombre a été documenté sur le TTO [1] du district d’Izioum de la région de Kharkiv, avec un total de 165 incidents. 53 incidents ont été recensés sur le TTO du district de Kharkiv, 48 sur le TTO du district de Koupiansk, et 41 sur TTO du district de Tchouhouïv.

Selon les données collectées par le GDHK, dans le TTO de la région de Kharkiv, la localité où le plus d’incidents ont été documentés est la ville d'Izioum, avec un total de 68 incidents.

Lieux de privation brutale de liberté et de torture.

Au cours de cette période, le GDHK a recueilli des des témoignages de première main de civils illégalement détenus et torturés par l’armée russe dans 15 endroits différents du TTO de la région de Kharkiv. Le lieu où ont été constatés le plus de cas de détention brutale et de torture est l’usine de granulats de Vovtchansk, dans la région de Kharkiv.

Dans son interview, le directeur adjoint de l’usine, Oleh Toporkov, a indiqué que lors de l’occupation temporaire de ce territoire, les troupes russes avaient transformé l’usine en un « véritable camp de concentration ».

На підприємстві росіяни облаштували ‘справжню катівню’, бо вивозити всіх підозрілих людей до Росії було незручно, — говорить Олег Топорков, якого самого вивозили на допит до Бєлгорода. © Вовчанський агрегатний завод/YouTube На предприятии россияне обустроили ‘настоящую пыточную’, потому что вывозить всех подозрительных людей в Россию было неудобно, — говорит Олег Топорков, которого самого вывозили на допрос в Белгород. © Волчанский агрегатный завод/YouTube

« Les Russes avaient installé une « véritable salle de torture » dans l’entreprise, car il n’était pas pratique de transporter toutes les personnes suspectes en Russie », explique Oleh Toporkov, qui a lui-même été emmené à Belgorod pour y être interrogé. © Usine de granulats de Vovtchansk/YouTube

Outre les données recueillies lors de rencontres directes avec des victimes et des témoins de torture, le Groupe de défense des droits humains de Kharkiv collecte et analyse en permanence des informations provenant de sources ouvertes. Le GDHK a documenté des informations sur 25 lieux de détention brutale et de torture dans la région de Kharkiv.

L’ensemble des informations que nous avons recueillies nous permet de supposer raisonnablement que, notamment en ce qui concerne le TTO de la région de Kharkiv, les troupes russes ont mis en place un réseau structuré en interne à deux niveaux de lieux de détention illégale et de torture de civils.

Dans les lieux de détention de « premier niveau »[2], les militaires russes détenaient les civils pendant une période relativement courte après leur capture ; ces lieux étaient utilisés pour les « interrogatoires » initiaux [3]. Dans les lieux de détention de « second niveau » où les victimes étaient spécialement transportées, des décisions étaient généralement prises quant au maintien en détention et à la poursuite des « interrogatoires », ou à la libération.

Катівня у Козачій Лопані © Харківська обласна прокуратура Пыточная в Казачьей Лопане © Харьковская областная прокуратура

Salle de torture à Kozatcha Lopan © Parquet régional de Kharkiv

Méthodes de torture

Les méthodes de torture, similaires dans de nombreux lieux de détention, même éloignés géographiquement, en confirment le caractère systématique et ciblé.

Катівня в Шевченковому © Донбас.Реалії Пыточная в Шевченково © Донбасс.Реалии

Salle de torture à Chevtchenkove © Donbass.Realii

Sur la base des témoignages de victimes, plusieurs méthodes de torture fréquemment répandues peuvent être relevées, notamment :

  • Coups sur le visage, la tête ou le corps des victimes : coups de poing (notamment avec des gants tactiques), de pied, ou à l’aide d’objets (crosses de fusil, matraques en caoutchouc, battes en bois, ceintures, etc.) ;
  • Torture par décharges électriques (utilisation de pistolets paralysants, connexion de fils électriques aux doigts, aux oreilles et au nez de la victime) ;
  • Torture par incision sur les oreilles et les doigts de la victime ou par tentative de découpage de parties du corps, en particulier des oreilles, même si ces tentatives ne sont pas mises à exécution ;
  • Torture par simulation dexécution.

Dans leurs témoignages, de nombreuses victimes ont souligné la cruauté particulière de ces actes de torture. Certaines victimes étaient si violemment battues qu’elles en perdaient connaissance. Lorsqu’elles étaient torturées à l’électricité, l’intensité des chocs « tordait le corps… de l’écume sortait de la bouche », comme la indiqué une des victimes.

But de la torture

Le but principal de la capture et la torture de civils était les prétendus « interrogatoires ». En réalité, ces « interrogatoires » consistaient en des actes de torture visant à obtenir certaines informations que les victimes ne possédaient même pas. Ces « interrogatoires » pouvaient également être motivés par les prétendus « soupçons » d'assistance aux forces armées ukrainiennes, notamment pour le guidage des tirs, mais ces « soupçons » étaient totalement infondés et ont été utilisés comme une justification péremptoire pour la capture et la torture de civils.

Les militaires russes ont eu fréquemment recours à la torture pour forcer une victime ayant une position clairement pro-ukrainienne à démontrer ouvertement sa loyauté envers la fédération de Russie et à « renoncer » à ses opinions pro-ukrainiennes.

Dans une grande partie des cas, la torture a également été commise pour humilier les victimes. Il existe notamment des cas documentés où les victimes ont été frappées sans raison, juste pour s’amuser.

Traitements inhumains

Le GDHK est convaincu que les conditions dans lesquelles les « prisonniers civils » ont été illégalement détenus étaient si mauvaises qu’elles constituaient en elles-mêmes des traitements inhumains, proches de la torture par les souffrances causées.

Катівня на овочебазі у Козачій Лопані © Анна Черненко / Громадське Радіо Пыточная на овощебазе в Казачьей Лопане © Анна Черненко / Громадське Радіо

Salle de torture dans le marché de gros de légumes à Kozatcha Lopan © Anna Tchernenko / Gromadske Radio

Les témoignages documentés de victimes nous ont permis de mettre en évidence au minimum les aspects suivants des conditions de captivité qui constituent des traitements inhumains :

  • Surpeuplement des cellules et des locaux ;
  • Chaleur étouffante dans les locaux ;
  • Absence de lumière du jour dans les locaux ;
  • Absence ou quantité insuffisante de nourriture et d’eau potable ;
  • Conditions inadéquates pour aller aux toilettes ou absence d'accès à des toilettes ;
  • Détention avec les yeux bandés et les mains menottées ;
  • Absence de soins médicaux appropriés ;
  • Froid insupportable dans les locaux.

Qualification juridique préalable

En vertu du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, la torture peut être considérée comme un crime de guerre (article 8) ou comme un crime contre l’humanité (article 7).

Il convient ici de comprendre que pour que la torture soit reconnue en tant que crime contre l'humanité, cela implique nécessairement que l’acte soit commis dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et que l'auteur soit conscient que ses actes s'inscrivent dans le cadre d’une telle attaque.

Conclusions

L’analyse des informations recueillies permet de qualifier préalablement les actes susmentionnés de crimes contre l'humanité au sens de l’article 7, paragraphe 1, alinéa f), du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, à savoir des actes de torture commis dans le cadre d'une attaque généralisée et systématique commise sciemment et dirigée contre la population civile de l’Ukraine.


[1] Territoire d’Ukraine temporairement occupé par les forces armées de la fédération de Russie.

[2] Afin de de démontrer les signes caractéristiques identifiés, la classification en niveaux est de nature descriptive et a été établie par le GDHK en s’appuyant sur les comportements des militaires russes qui ont détenu illégalement et torturé leurs victimes.

[3] Les prétendus « interrogatoires » n’ont rien à voir avec des interrogatoires au sens d’une procédure pénale, puisqu’il s'agit en réalité de torture méthodique de la victime.

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