« L’expertise a révélé que j’avais appelé à incendier le Kremlin »
Nous pensions que l’aide arriverait bientôt à Marioupol
En février, nous ne réalisions pas encore ce qui se passait. Nous espérions que cela se terminerait bientôt, comme en 2014. Nous pensions que l’aide arriverait bientôt à Marioupol, alors nous avons attendu. À l’époque, la composition de ma famille était : ma femme et moi, ma belle-mère de 92 ans et mon fils handicapé. Artem a 21 ans, il est autiste non verbal. En avril, ma belle-mère n’a plus supporté tout ça et elle est décédée, je l’ai enterrée sous la pelouse près de notre immeuble.
Plus tard, un autre problème s’est posé : le manque de nourriture et d’eau. Nous avons dû passer beaucoup de temps à en chercher. Nous avons eu de la chance car il y avait un grand magasin à proximité où nous avons trouvé beaucoup de palettes en bois, que nous avons démontées et brûlées. Nous cuisinions dans l’entrée de l’immeuble avec nos voisins. Nous avons appris à échanger de la nourriture entre nous. Certains avaient des pommes de terre, d’autres des carottes, alors nous mettions tout en commun pour manger tous ensemble.
Nous n’allions pas dans l’abri anti-aérien, parce que nous habitons au 9e étage. L’ascenseur ne fonctionnait pas et notre sous-sol était trop haut. Il y avait un escalier d’environ cinq mètres, puis il fallait sauter. Ma belle-mère et mon fils n’auraient pas pu y descendre. Avec ma femme, nous nous sommes alors dit : « advienne que pourra ».
J’ai vu un char avec un drapeau russe tirer sur des immeubles
À la mi-mars, les occupants sont entrés dans la ville. Plusieurs chars se sont arrêtés sur le parking près de notre immeuble pour y créer un poste de déploiement. C’était à 20-30 mètres de notre feu de bois. Les tankistes sont venus nous voir à plusieurs reprises, pour nous demander du thé et nous offrir des cigarettes. L’un d’eux n’arrêtait pas de nous répéter : « Au fait, moi je viens de Moscou ». Et puis un jour, il s’était complètement saoulé à la vodka et il nous a dit : « Ils ne m’ont pas pris dans l’armée parce qu’au procès, le procureur a dit que j’étais un maniaque ! » Nous avons compris qu’il purgeait une peine pour agression sexuelle. On le comprenait en le voyant. Et l’un d’eux a regardé autour de lui : « À quoi bon tout cela ? » Je lui ai répondu : « Écoute, ils disent que depuis 8 ans, chez vous, à Donetsk… ». « Mais non, chez nous là-bas, les ascenseurs fonctionnent, les trolleybus roulent, alors qu’ici… Il n’y a que des cendres ! ». Il y avait au moins une personne horrifiée par ce qu’ils avaient fait. Ils n’étaient pas très bien habillés, ils se plaignaient d’avoir été jetés ici comme de la chair à canon.
J’ai vu de mes propres yeux un char russe arborant le drapeau tricolore circuler dans nos rues. Un jour, il faisait chaud, nous étions chez nous et tout à coup nous avons entendu un tir à proximité. La cage d’ascenseur située sur le toit au-dessus de nous a été touchée. Puis ce char a tiré sur toutes les cages d’ascenseur de l’immeuble d’en face. Ensuite, il s’est attaqué à l’immeuble de cinq étages. Il tirait méthodiquement, de haut en bas, jusqu’à ce que l’immeuble prenne feu.
Je suis descendu en courant et j’ai vu plusieurs hommes qui se tenaient au carrefour et qui criaient : « Qu’est-ce que tu fais ? ». Un gars est sorti du char : « Il y a peut-être un tireur ou un sniper là-dedans ! » Et ils ont continué à tirer sur les immeubles. À ce moment-là, il n’y avait plus de combats dans notre quartier, il ne pouvait donc pas y avoir d’ajusteurs.
Le 20 mai, j’ai été arrêté
Lorsque les combats se sont rapprochés d’« Azovstal », j’ai commencé à chercher un moyen de partir. À ce moment-là, il était encore possible d’aller à Zaporijjia. Mais toute la ville était occupée et les occupants avaient déjà commencé à y établir leurs propres règles. Pour passer les check-points, il fallait passer par une procédure de filtration. Cela se déroulait à Manhush et nous y sommes allés.
Plus tard, lors des interrogatoires, je me suis rendu compte que j’avais été dénoncé, et peut-être par plusieurs personnes. Mais la personne qui avait rédigé la dénonciation ne savait pas où j’habitais. Malheureusement, lors de la filtration, j’ai dû montrer mes papiers et ma domiciliation. Le 17 mai, ma famille et moi avons passé la filtration et nous avions prévu d’aller à Zaporijjia le 21 mai. Mais le 20 mai, j’ai été arrêté et une procédure pénale a été ouverte contre moi. Des charges ont été retenues contre moi pour plusieurs publications sur Facebook, qu’ils ont interprétées comme de l’extrémisme, de l’incitation au terrorisme, de l’incitation à la haine nationale et autre.
Ce matin-là, ma femme était allée faire des courses et j’étais resté à la maison. Quelqu’un a frappé. Deux hommes de 20 à 25 ans se tenaient devant la porte. L’un d’eux a pointé une arme sur mon ventre et s’est mis à crier quelque chose. Ils ont immédiatement commencé à fouiller, à jeter par terre tout ce qui se trouvait dans l’appartement, ils ont pris mon téléphone et ma tablette. Ils m’ont dit de faire mes bagages. À ce moment-là, mon fils était dans l’autre pièce. Je leur ai demandé d’attendre que ma femme arrive, afin de ne pas laisser Artem seul. Mais ils ne m’ont pas laissé faire. J’ai dû demander à une voisine de le garder.
Ils m’ont fait monter dans leur voiture, se sont arrêtés au milieu d’une rue et ont commencé à me demander ce que j’avais écrit. Cet interrogatoire improvisé a duré environ 40 minutes. Puis ils m’ont dit : « Très bien, ils vont s’occuper de toi là-bas ! ». J’ai demandé : « Où va-t-on m’emmener maintenant ? ». « À Donetsk ».
Ils m’ont mis un sac plastique sur la tête. Puis il y a eu un autre interrogatoire. Ils me parlaient comme si j’étais un officier du Troisième Reich. « Vos convictions nationalistes ? Nous allons vous montrer une déclaration de coopération avec le Service de sécurité d’Ukraine ». Nous sommes arrivés à Donetsk dans la soirée. À Donetsk, d’autres personnes ont pris mes empreintes digitales et m’ont à nouveau interrogé. Ils m’ont posé des questions sur mes spectacles, mes activités créatives et mes publications sur Facebook.
« Isolde »
Vers une heure du matin, je me suis retrouvé dans la tristement célèbre « Isolation ». Les gens l’appellent « Isolde ». En 2014-2015, c’était un terrible lieu de torture, beaucoup de gens y ont été tués. Les conditions y sont très dures. Une promenade, trois minutes maximum. Pour se laver, trois minutes aussi. Il est interdit de s’asseoir ou de s’allonger sur les couchettes pendant la journée. Il y a un petit banc très inconfortable, sur lequel on peut s’asseoir à tour de rôle ou alors marcher toute la journée. Et 16 heures debout, ça fatigue terriblement.
Les gardiens frappaient les gens. Moi, j’ai eu de la chance : quelques coups de crosse dans le dos, ça ne compte pas. Il y avait un jeune gars de 18 ans qui avait été arrêté pour coopération avec l’armée ukrainienne. Ils lui interdisaient complètement de s’asseoir dans la journée. Lorsque je suis arrivé, il était debout 16 heures par jour depuis deux mois. Dès qu’il posait un pied sur la couchette, les gardiens se précipitaient et le frappaient.
Ils pouvaient frapper pour n’importe quelle entorse à la règle. Lorsque la porte de la cellule s’ouvre, chacun doit se mettre dos à la porte et se mettre un sac sur la tête. Les gardiens ont terriblement peur qu’on les voie et qu’on se souvienne d’eux. Chaque prisonnier rêve de se venger d’eux s’il survit. Aucun colis n’arrivait de l’extérieur. Pendant tout le temps que j’ai passé à l’« Isolation », je ne savais pas si ma famille savait où j’étais ni si j’étais vivant.
L’expertise a révélé que j’avais appelé à incendier le Kremlin
Le 16 juin 2022, j’ai été présenté à l’enquêtrice. Des accusations avaient été portées contre moi et une enquête avait été ouverte. Depuis l’« Isolation », j’ai été transféré dans le centre de détention provisoire de la rue Kobozev. Cette immense prison, construite dans les années 50 du siècle dernier, ressemble à une prison de l’époque stalinienne.
Au centre de détention provisoire, j’ai connu trois cellules. Jusqu’en octobre, j’étais dans une cellule pour quatre. Elle avait la taille d’un compartiment de train. À l’intérieur, il y avait un seau, un lavabo et une petite table pour manger. Si deux personnes se mettent debout, les deux autres doivent s’allonger parce qu’il n’y a plus de place. Sur mes trois voisins, deux étaient des meurtriers. Il y avait une insalubrité épouvantable, des punaises de lit.
En octobre, j’ai été transféré chez les criminels politiques. Là, il y avait des cafards et des rats. On pouvait prendre une douche une fois par semaine et l’eau était glacée. Dans la première cellule, nous étions 29 pour 25 lits, et devions dormir à tour de rôle. Ensuite, j’ai été transféré dans une cellule voisine, où nous étions 21 pour 18 places. Pendant quelques jours, j’ai de nouveau dormi une fois sur deux jusqu’à ce que quelqu’un sorte et qu’une place se libère.
Le 16 juin, j’ai été inculpé pour incitation à la haine en vertu de l’article 328 de leur code. Toutes les accusations étaient fondées sur des dénonciations et des messages publiés sur mes réseaux sociaux. En octobre, ils ont engagé des poursuites contre moi au titre de deux autres articles : incitation à l’extrémisme et au terrorisme. Ils ont trouvé une publication Facebook avec la photo d’un emballage de chewing-gum « Love is… ». On y voit un garçon et une fille qui se tiennent par la main en regardant le Kremlin en flammes. En dessous, on peut lire la légende suivante : « L’amour, c’est regarder dans la même direction ». L’expertise a établi qu’en publiant ça, j’avais appelé à incendier le Kremlin. Les trois affaires réunies auraient pu entraîner une peine d’emprisonnement de sept à neuf ans.
Écrivez que c’était une plaisanterie
Après la tenue du pseudo-référendum, le 4 octobre, le territoire de la région occupée de Donetsk est prétendument « devenu la fédération de Russie ». Cela a signifié que toutes les procédures d’enquête devaient être examinées au regard du droit russe. L’article 328 du code de la fédération de Russie (incitation à la haine nationale), contrairement au code de la pseudo-république, n’est pas une infraction pénale et relève d’une responsabilité administrative lorsque cette infraction est commise pour la première fois. Ça a été annoncé en octobre, et je n’ai été libéré qu’en mars.
Je ne sais toujours pas ce qu’il est advenu de mes deux autres affaires. Elles ont été ouvertes le 14 octobre en vertu des lois de la « République populaire de Donetsk », mais dès le 4 octobre, la législation de la fédération de Russie était en vigueur. Ils se sont donc eux-mêmes embrouillés. Le 9 mars, ils m’ont libéré sous caution et ont clos l’affaire en vertu de l’article 328. En avril et en mai, je suis allé à Donetsk auprès d’un enquêteur pour réécrire les documents. Rétrospectivement, un nouveau protocole a été élaboré : « Écrivez que c’était une plaisanterie », m’a dit l’enquêteur. Je n’ai aucun document indiquant que ces affaires ont été suspendues.
À Marioupol, j’ai cherché de l’aide pour aller en territoire contrôlé par l’Ukraine. Ayant un fils handicapé, nous ne pouvions pas y aller en bus. Il nous fallait un transport séparé. Quatre mois plus tard, nous avons réuni la somme nécessaire et trouvé un transporteur. Nous avons dû demander des passeports russes. C’est honteux, mais on ne pouvait pas faire autrement.
Ton Ukraine est là-bas
Le 20 juillet, à 19 heures, nous avons quitté Marioupol et le lendemain à 9 heures du matin, nous sommes arrivés au poste frontière de Kolotilovka-Pokrovskoye. Bien sûr, nous nous étions préparés car nous savions qu’au check-point, ils pouvaient vérifier nos téléphones et nous mettre derrière les barreaux pour n’importe quelle bagatelle. Pas de photos, pas de symboles ukrainiens, pas de chaînes Telegram ukrainiennes, pas de contacts : nous avions tout effacé. Heureusement, les gars du FSB ne nous ont pas trop fouillés, car Artem a piqué une crise.
Si tu passes le contrôle, ils te disent : « Allez, vas-y, ton Ukraine est là-bas ». On ne peut passer le check-point qu’à pied. Il faut marcher deux kilomètres entre les check-points ukrainien et russe. Avant, c’était une route goudronnée, mais aujourd’hui elle est pleine de graviers et toute défoncée, avec des mines au bord de la route. C’est un no man’s land tout gris.
Au milieu de cette zone grise, nous avons vu une tour avec un drapeau ukrainien. Elle était un peu minable, mais elle était ukrainienne. Et à ce moment-là, j’ai dit à ma femme : « Stop, je dois me filmer et dire quelques mots en ukrainien ». Nous nous sommes arrêtés. A Marioupol, on ne pouvait pas parler ukrainien. Cela éveillait immédiatement les soupçons. Malgré la chaleur et tout le reste, j’étais très heureux de pouvoir à nouveau parler ma langue.