En Ukraine, un groupe spécial travaille à collecter les preuves de génocide
Au cours d’une discussion au Centre pour la politique européenne à Bruxelles, le procureur général d’Ukraine Andriy Kostin a annoncé que des procureurs ukrainiens, en collaboration avec des spécialistes internationaux, travaillaient à la collecte de preuves du « crime des crimes ». « Le bureau du procureur général dispose d’une équipe spéciale chargée des procédures relatives au génocide. Et nous avançons progressivement vers la collecte d’une base de preuves complète », a-t-il déclaré. Le procureur général ne doute pas qu’avec l’aide des meilleurs spécialistes mondiaux, les forces de l’ordre ukrainiennes collecteront « suffisamment de preuves pour que cette affaire aboutisse à une condamnation des responsables de ce crime ».
Le procureur général ukrainien a également évoqué les conditions de création d’un Tribunal spécial, ainsi que le travail du Centre international chargé des poursuites pour le crime d’agression contre l’Ukraine (ICPA). Il a indiqué que les membres du groupe de travail pour la création de ce Tribunal spécial discutaient actuellement de son modèle juridique, en prenant en compte les deux principales conditions posées par l’Ukraine : la poursuite des hauts responsables politico-militaires, et la dimension internationale du Tribunal spécial.
« L’objectif principal est que ceux qui ont lancé l’agression et qui aujourd’hui poursuivent cette guerre d’agression soient condamnés. Il est également important que ce tribunal ait une dimension internationale, puisque cette agression n’est pas un conflit régional, mais une guerre mondiale. Il n’y a pas un seul pays au monde qui n’ait pas été pas touché par cette agression armée », a souligné Kostin.
Le procureur général a également mentionné le Centre international chargé des poursuites pour le crime d’agression contre l’Ukraine, qui a commencé ses activités en juillet 2023 à La Haye et qui contribue à la collecte et à l’analyse d’éléments de preuve pour un futur Tribunal spécial.
« Une équipe de procureurs d’Ukraine et des pays membres de l’équipe commune d’enquête, soutenue par des procureurs d’autres pays, dont les États-Unis, a commencé à œuvrer à la documentation du crime d’agression. Ils travaillent à la constitution de ce dossier afin qu’il soit prêt pour le futur tribunal », a expliqué Andriy Kostin.
La guerre génocidaire de la fédération de Russie
Rappelons que dans une résolution datée du 12 octobre 2023, les députés de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe ont estimé que la fédération de Russie menait une guerre génocidaire en Ukraine. Comme l’indique la résolution, le caractère dissimulé de certains des crimes commis par les occupants russes en Ukraine, notamment la déportation d’enfants ukrainiens et les violences sexuelles, ainsi que la rhétorique des représentants des autorités russes « témoignent d’une tentative de la fédération de Russie de détruire le peuple ukrainien en menant contre lui une guerre génocidaire ». Après avoir lancé une invasion militaire à grande échelle, la Russie « n’hésite pas à utiliser d’autres armes telles que l’énergie, l’écocide, les leviers économiques, la « passeportisation » russe des citoyens ukrainiens, et de fausses élections et référendums illégaux » dans les territoires temporairement occupés de l’Ukraine. Les députés européens sont convaincus que tous ces faits indiquent que le régime russe mène une guerre génocidaire contre le peuple ukrainien.
Irina Skatchko, journaliste du Groupe de défense des droits humains de Kharkiv, a souligné que selon le Statut de Rome, lorsque le recours délibéré à la famine est utilisé comme méthode de guerre, privant la population civile des éléments nécessaires à sa survie, il s’agit d’un crime de guerre. Cependant, note la journaliste, à Marioupol, la Russie est allée plus loin, et a réellement exterminé les habitants de la ville, en recourant au génocide.
Fin août 2023, l’initiative de défense des droits humains « Tribunal for Putin » (T4P) a présenté une communication destinée à la Cour pénale internationale sur le génocide commis par la fédération de Russie à Marioupol. Pour la première fois, des militants des droits de l’homme ont présenté une justification juridique du « crime des crimes ». Comme l’a indiqué Mikhaïlo Romanov, expert au GDHK et co-auteur de la communication, trois actes de génocide ont été commis sur le territoire de la ville de Marioupol : le meurtre, la création de conditions de vie menant à la destruction d’un groupe protégé, et la déportation d’enfants. À son tour, Katerina Bouriakovska, autre co-auteure de la communication, a raconté en détail comment les Russes ont exterminé les habitants de Marioupol par la famine et le manque d’eau potable. Plusieurs témoignages rapportent que les gens buvaient de l’eau de pluie, récupéraient de la neige ou prenaient de l’eau dans les réseaux de chauffage pour pouvoir au moins se laver les mains. Le 6 mars 2022, le conseil municipal de Marioupol a signalé qu’un enfant de 6 ans, dont la mère avait été tuée par un bombardement, était mort de déshydratation, a déclaré Katerina.
Des experts internationaux et ukrainiens avaient déjà fait remarquer que la Russie utilisait la faim comme outil de chantage au monde et recourait à la famine de masse comme une arme. La famine de masse utilisée en tant qu’arme par la fédération de Russie a été mentionnée dans le dossier sur les crimes de guerre russes, qui a été préparé par les avocats défenseurs des droits humains du cabinet Global Rights Compliance, en coopération avec le bureau du procureur général de l’Ukraine. Ce document sera remis à la Cour pénale internationale et pourrait servir de base à des poursuites et contribuer à l’inculpation de Vladimir Poutine. Comme l’a noté Yousuf Syed Khan, avocat senior de Global Rights Compliance, « l’utilisation de la nourriture comme arme s’est déroulée en trois phases », dès le début de l’invasion à grande échelle par la fédération de Russie. La première phase a consisté à encercler les villes ukrainiennes par les forces armées russes et à couper l’approvisionnement en nourriture. La deuxième phase a concerné à la fois la destruction des réserves de nourriture et d’eau et la destruction des ressources énergétiques dans toute l’Ukraine, les avocats notant qu’il s’agit « d’installations nécessaires à la survie de la population civile ». Les avocats considèrent comme une troisième phase les tentatives de la Russie visant à empêcher ou à limiter l’exportation de produits alimentaires ukrainiens. L’équipe de Global Rights Compliance a notamment inclus le cas de Marioupol dans le dossier : lorsqu’elle était sous le contrôle des forces armées russes, l’approvisionnement en nourriture de la ville a été interrompu. Les Russes ont ensuite bloqué ou bombardé les corridors par lesquels accédait l’aide humanitaire, ce qui a eu pour conséquence que les habitants de Marioupol n’avaient ni nourriture, ni possibilité d’échapper à l’occupation russe, indique le dossier.
Yevhen Zakharov, le directeur du Groupe de défense des droits humains de Kharkiv, a déclaré qu’à Marioupol, les personnes restées dans les étages supérieurs des immeubles sont mortes de faim et de soif, car il était impossible de les atteindre. Les représentants de la fédération de Russie ont donc poursuivi l’œuvre de Staline, exterminant les Ukrainiens dans une nouvelle vague de génocide. Cependant, si dans le cas de l’Holodomor, l’Union soviétique avait dissimulé toutes les données et qu’il n’avait été possible d’enquêter sur les meurtres d’Ukrainiens et d’Ukrainiennes qu’après l’effondrement de l’Union soviétique et l’émergence de l’Ukraine indépendante, aujourd’hui tout est différent, note Yevhen Zakharov. Étant donné que tout se passe désormais sous les yeux de l’Ukraine et du monde entier, l’enquête sur le génocide pourra être menée beaucoup plus rapidement. « Cela dépendra essentiellement du moment où la Russie perdra la guerre. Elle sera vaincue, le régime changera, et le nouveau régime sera contraint de reconnaître les crimes commis par la Russie. Tout ira alors très vite », a déclaré Yevhen Zakharov.