Territoires ukrainiens occupés par la Russie: terreur et déportations massives vers la Russie

Discours de Yevhen Zakharov, directeur du Groupe de Défense des droits humains de Kharkiv, lors d'une audition de la sous-commission des droits de l'homme du Parlement européen, le 1er mars.
Yevhen Zakharov12 Mars 2023UA DE EN ES FR IT RU

Євген Захаров. Фото: Олександр Війчук Yevhen Zakharov. Photo : Oleksandr Viitchouk Евгений Захаров. Фото: Александр Вийчук

Yevhen Zakharov. Photo : Oleksandr Viitchouk

La Russie a lancé une guerre de grande ampleur pour détruire l'État ukrainien et tous ceux qui le défendent et le soutiennent. À ces fins, c'est la stratégie de la terre brûlée qui a été employée : dès qu'une ville résistait aux attaques russes, elle subissait dès le lendemain des bombardements et des frappes aériennes contre la population et les infrastructures civiles. Des dizaines de milliers de civils ont été tués et blessés, des dizaines de milliers de bâtiments détruits, et des millions de personnes sont devenus réfugiées ou déplacées à l'intérieur du pays.

Les opérations menées dans les territoires occupés par la Russie visaient à détruire les Ukrainiens conscients, à intimider tous les autres, à les forcer à partir pour la Russie, ou à laisser sur place les habitants pro-russes. Cette stratégie est parfaitement cohérente avec la division des Ukrainiens en quatre groupes distincts introduite par les services de contre-espionnage russes, ainsi que l'ont rapporté des chercheurs :

  • individus devant être éliminés/détruits physiquement
  • individus devant être réprimés et intimidés
  • individus que l'on peut persuader de coopérer
  • individus prêts à coopérer

Les personnes les plus exposées au danger sous l'occupation sont les anciens militaires, qui étaient dans les forces armées entre 2014 et 2021, les agents des forces de l'ordre, les gardes-frontières, les secouristes, mais aussi les fonctionnaires de l'État et des collectivités locales, les conseillers municipaux, les personnalités publiques, les entrepreneurs, les journalistes et les prêtres. Il semble que les représentants des troupes d'occupation disposaient à l'avance de listes de ces personnes, qui ont été soit enlevées et ont disparu sans laisser de traces, soit ont été détenues illégalement puis placées dans des lieux de détention, généralement non officiels et le plus souvent totalement impropres à la détention de personnes, ce qui peut être qualifié de torture. En outre, les détenus ont été soumis à des tortures sévères, dans le but de leur extorquer des informations ou de les contraindre à coopérer. Après la libération de la région de Kharkiv, 25 lieux de torture y ont été découverts, à Izioum, Koupiansk, Balaklia, Vovtchansk, et ailleurs. Une description de certains de ces lieux de détention et des témoignages de victimes sont disponibles sur le site internet du Groupe de Défense des droits humains de Kharkiv (GDHK).

Les avocats du GDHK, en charge de la défense de 26 victimes de torture connaissent très bien les méthodes des occupants pour tenter de briser les prisonniers. Les avocats du GDHK recherchent également 111 personnes portées disparues, ce qui est une tâche très difficile car les occupants des prétendues « République populaire de Donetsk » (« DNR ») et « République populaire de Luhansk » (« LNR ») et les autorités russes refusent de divulguer l'endroit où ces prisonniers sont détenus. Sur les 111 disparus, 40 sont connus pour être en détention, et pour seulement deux d'entre eux, une adresse précise de détention est identifiée.

Quelle est l'ampleur de ces crimes ? Au 8 mars, la base de données de l'initiative « Tribunal For Putin » recensait 614 personnes détenues illégalement, dont 18 enfants, et 3639 personnes disparues, dont 118 mineurs. La plupart des disparitions ont eu lieu dans les régions de Kharkiv (2065 disparitions dont 86 enfants), de Kherson (537 disparitions dont 3 enfants), de Zaporijjia (434 disparitions dont 7 enfants), et de Luhansk (310 disparitions dont 14 enfants).

La plupart de ces disparitions peuvent être qualifiées de disparitions forcées, car toutes les tentatives des proches pour retrouver la personne disparue se heurtent à un refus de réponse ou à l'affirmation que le lieu où elle se trouve est inconnu. La Croix-Rouge internationale peut au mieux répondre que la personne se trouve en Russie, mais sans préciser où exactement.

Ce chiffre très élevé de 3639 disparitions n'est que la partie émergée de l'iceberg, et le nombre réel de disparitions pourrait être beaucoup plus élevé. Au 7 février de cette année, 19635 personnes disparues figuraient sur la liste des personnes recherchées par l'État, en sachant que tous les proches des personnes concernées ne signalent pas les disparitions à la police.

Il convient de souligner que la détention illégale sans décision de justice et la disparition forcée avec dissimulation du lieu de détention constituent des violations flagrantes des droits humains et peuvent être provisoirement qualifiées de crime contre l'humanité.

Un autre moyen de terreur contre la population des territoires occupés est le déplacement forcé vers la Russie : soit pour des raisons de sécurité en cas d'offensive des forces armées ukrainiennes (comme c'était le cas et ça l'est toujours dans la région de Kherson), soit sous le prétexte de les sauver des opérations militaires (comme ça a été le cas à Marioupol), soit sans aucune raison valable. Dans quel but, par exemple, les Russes ont-ils fait sortir des lieux de détention et emmené 2000 condamnés et plusieurs centaines de personnes atteintes de maladies psychiques ?

Afin d'empêcher les Ukrainiens déloyaux envers la Russie d'entrer sur le territoire russe, tous ceux qui s'y rendent doivent subir une procédure de filtration.

La filtration est un processus violent et non réglementé de vérification des données personnelles des personnes arrêtées, de leurs contacts sociaux, de leurs opinions et attitudes à l'égard de l'État occupant, de leur sécurité pour les autorités ou les services de l'État occupant, ainsi que de leur volonté et leur consentement à coopérer avec les autorités ou les services de l'État occupant.

La filtration se déroule en deux étapes. Lors de la première étape, l'ensemble du flux de réfugiés est soumis à un contrôle des documents, une prise d'empreintes digitales et un premier interrogatoire dans ce que l'on appelle les postes de filtration. Cette étape peut durer de quelques heures à plusieurs jours, selon la longueur de la file d'attente au poste de filtration. Ce faisant, une grande attention est accordée aux hommes, notamment ceux en âge de combattre : ceux-ci sont interrogés avec une attention particulière, parfois avec violence. Les individus en charge des contrôles cherchent à savoir si la personne a été membre des forces armées, des forces de l'ordre, des gardes-frontières, d'autres organismes gouvernementaux ou locaux. On demande aux femmes où se trouvent leurs maris, s'ils sont dans l'armée, le contenu du téléphone de chacun est examiné à la recherche d'inscriptions ou de mélodies pro-ukrainiennes. Au moindre soupçon de déloyauté envers la Russie, les gens sont détenus et les familles sont séparées : il arrive que des mères et leurs enfants soient séparés.

Les détenus sont envoyés sous escorte pour une filtration plus approfondie pendant 30 jours dans des camps de filtration, qui sont des lieux de détention la plupart du temps non officiels, où les conditions sont extrêmement mauvaises : surpeuplement, mauvaise alimentation, souvent sans accès à l'eau, à des toilettes ou à l'air frais, sans éclairage et sans soins médicaux. Là, les interrogatoires, menés avec la participation d'agents du FSB, en recourant à la violence et à diverses formes de torture, poursuivent le même objectif : briser la personne et obtenir des aveux de loyauté envers la Fédération de Russie. Les personnes qui ont passé cette deuxième étape de filtration sont libérées au bout de 30 jours et peuvent se rendre en Russie. Ceux qui n'ont pas passé cette deuxième étape disparaissent sans laisser de traces et on ne sait rien de leur sort. On raconte qu'ils seraient condamnés par des tribunaux russes « pour s'être opposés à l'opération militaire spéciale » (ainsi que cette guerre est appelée en Russie), et il existe au moins un cas de ce type connu.

Nous ne pouvons pas dire combien de personnes sont passées par les camps de filtration et combien en ont été libérées, car nous ne connaissons pas ces données. Selon diverses estimations, entre 2 et 2,7 millions d'Ukrainiens ont quitté l'Ukraine pour la Russie en 2022. La plupart des familles s'y sont rendues sous la contrainte, car elles n'ont pas eu la possibilité de se rendre dans des endroits plus sûrs en Ukraine.

Il est également difficile de dire combien de réfugiés ukrainiens ont par la suite quitté la Russie. Il est à noter que pour ce faire, ils ont été largement soutenus par des défenseurs des droits humains et des bénévoles russes qui ont aidé les Ukrainiens à partir pour l'Europe, même sans les documents nécessaires, en surmontant tous les obstacles et la réticence des autorités russes à les laisser partir.

Je voudrais terminer ce texte en exprimant ma gratitude à ces Russes intrépides.

Partager l'article