Disparitions forcées sur le territoire de l'Ukraine depuis le 24 février 2022

La disparition forcée est l'un des crimes les plus répandus commis systématiquement, et jusqu'à présent en toute impunité, par les représentants de la Fédération de Russie sur le territoire de l'Ukraine.
Vladislav Mirochnitchenko25 Février 2023UA DE EN ES FR IT RU

У селі Липці Харківської області росіяни катували затриманих ними місцевих жителів електричним струмом. Фото: СБУ Dans le village de Liptsy (région de Kharkiv), les Russes ont torturé à l’électricité des habitants qu’ils avaient arrêtés. Photo : Service de sécurité d’Ukraine В селе Липцы Харьковской области россияне пытали задержанных ими местных жителей электрическим током. Фото: СБУ

Dans le village de Liptsy (région de Kharkiv), les Russes ont torturé à l’électricité des habitants qu’ils avaient arrêtés. Photo : Service de sécurité d’Ukraine

Le 17 juin 2015, l'Ukraine a adhéré à la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. L'article 2 de la Convention définit la disparition forcée comme l'arrestation, la détention, l'enlèvement ou toute autre forme de privation de liberté par des agents de l'État ou par des personnes ou des groupes de personnes qui agissent avec l'autorisation, l'appui ou l'acquiescement de l'État, suivi du déni de la reconnaissance de la privation de liberté ou de la dissimulation du sort réservé à la personne disparue ou du lieu où elle se trouve, la soustrayant à la protection de la loi. Le Statut de Rome de la Cour pénale internationale définit les disparitions forcées systématiques comme un crime contre l'humanité (art. 7(1)(i)).

Précisons que tous les cas de disparition ne peuvent être interprétés comme des disparitions forcées. Une disparition est considérée comme forcée lorsqu'on sait qu'elle a été commise par l'administration d'occupation russe, l'armée russe, des combattants, des personnes qui sont passées à l'ennemi et que depuis lors, on ignore où se trouve la personne.

L'initiative globale « Tribunal for Putin » (T4P) documente de façon continue les crimes internationaux (génocide, crimes contre l'humanité, crimes de guerre) probablement commis par les occupants russes, et en particulier les cas de disparitions forcées. Au 19 février, les cas de disparitions forcées documentées par le T4P se répartissent comme suit :

  • Région de Kherson : 507 cas
  • Région de Jytomyr : 1 cas
  • Région de Donetsk (sans compter Marioupol) : 9 cas
  • Ville de Marioupol : 2 cas
  • Région de Mykolaïv : 11 cas
  • Région de Zaporijjia : 234 cas
  • Région de Kyiv : 19 cas
  • Région de Soumy : 13 cas
  • Région de Tchernihiv : 30 cas
  • Région de Luhansk : 31 cas
  • Région de Kharkiv : 143 cas

Somme toute, T4P a documenté un millier de cas qui peuvent être qualifiés à titre préalable de disparition forcée au sens de l'article 7(1)(i) du Statut de Rome de la Cour pénale internationale.

Cependant, le nombre total de cas de disparitions forcées sur le territoire de l'Ukraine depuis le 24 février 2022 pourrait dépasser ce chiffre de manière significative. À la demande de l'Union ukrainienne Helsinki pour les Droits humains, la police nationale ukrainienne a fourni des informations selon lesquelles, au cours de la période allant du 24 février 2022 au 07 février 2023, 19967 déclarations et rapports de disparitions de personnes dans des circonstances particulières ont été enregistrés. Au 7 février 2023, 19635 d'entre eux figuraient encore sur la liste des personnes recherchées par l'État.

Notons également que dans le contexte actuel d'occupation temporaire, il est probable que tout le monde ne signale pas aux forces de l'ordre ukrainiennes la disparition de proches. Par exemple, selon les informations de l'équipe d'accueil du public de l'Union ukrainienne Helsinki pour les Droits humains, à Marioupol au moins 165 cas de disparition de proches ont été publiés dans des sources ouvertes, à savoir des groupes du réseau social « Telegram ». Il est impossible de déterminer avec précision le nombre de faits de publication de ces informations, leur fiabilité et les circonstances de ces disparitions, cependant, selon toute vraisemblance, certains d'entre eux peuvent représenter des cas non documentés de disparitions forcées.

La détention illégale de personnes par les représentants de l'État agresseur a pour objectif d'établir un contrôle total sur la population du territoire et d'éliminer les foyers potentiels de résistance aux autorités d'occupation. En outre, les habitants des territoires temporairement occupés sont détenus pour « reconstituer le fonds d'échange », c'est-à-dire pour être échangés en tant que combattants contre des militaires russes. Il est arrivé que des civils soient délibérément revêtus d'uniformes militaires afin de correspondre à l'image souhaitée par les médias de propagande.

Parmi les catégories de personnes enlevées et détenues illégalement, on retrouve souvent :

  • des anciens participants de l'ATO (Opération anti-terroriste, contre l'invasion russe du Donbass et Luhansk, dès 2014) et de l'OOS (Opération des forces unies d'Ukraine), des membres de leurs familles, des secouristes, des policiers en activité ou non, des invalides de guerre ;
  • des dirigeants et des fonctionnaires des collectivités locales et des services de l’État ;
  • des participants et des organisateurs de manifestations pro-ukrainiennes ;
  • des journalistes, des entrepreneurs, et des personnalités médiatiques ;
  • des prêtres et des dirigeants religieux ;
  • des enseignants
  • des dirigeants d'entreprises, des agriculteurs

Au cours d'entretiens individuels, d'anciens détenus racontent que les ennemis les ont frappés à coups de poing, de pied, avec des crosses d'armes, des marteaux, des bâtons, des tuyaux métalliques, et toutes sortes d'objets qui leur tombaient sous la main, mais les ont également électrocutés avec des tasers, afin de leur infliger un maximum de souffrance. Les personnes libérées portent sur leurs corps des traces de blessures et de coupures. Une des brimades consiste à obliger les prisonniers épuisés et affamés à pratiquer des exercices physiques de façon excessive, et les gens sont détenus dans des conditions inhumaines et insalubres, sans traitement médical approprié, sans nourriture ni eau potable en quantité suffisante, sans accès à l'air frais et dans des cellules surpeuplées, ainsi qu'en a témoigné un homme victime de disparition forcée dans la région de Kyiv.

В таких умовах утримувалися незаконно заарештовані російськими військовими люди в селищі Козача Лопань Харківської області. Фото: Віктор Ковальчук / Медійна ініціатива за права людини C’est dans ces conditions qu’ont été détenues des personnes arrêtées illégalement par l’armée russe dans le village de Kozatcha Lopan, dans la région de Kharkiv. Photo : Viktor Kovaltchouk / Initiative médiatique pour les droits humains В таких условиях содержались люди, незаконно арестованные российскими военными в поселке Казачья Лопань Харьковской области. Фото: Виктор Ковальчук / Медийная инициатива по правам человека

C’est dans ces conditions qu’ont été détenues des personnes arrêtées illégalement par l’armée russe dans le village de Kozatcha Lopan, dans la région de Kharkiv. Photo : Viktor Kovaltchouk / Initiative médiatique pour les droits humains

Par ailleurs, il convient de mettre l'accent sur la pression psychologique, et plus particulièrement les tortures psychologiques. Les situations de souffrance ou d'anxiété émotionnelle et psychologique constante peuvent être qualifiées de torture psychologique. Les détenus étaient dans un isolement informationnel total, leurs geôliers leur faisaient croire en permanence que l'Ukraine perdait du terrain tandis que la Russie avançait, que personne n'avait besoin d'eux, que plus personne ne se battait pour eux, que beaucoup se rendaient, que la Russie serait bientôt victorieuse, et que l'Ukraine serait partagée entre la Russie à l'est et la Pologne à l'ouest. La pression morale pendant la captivité est colossale. Lors des entretiens, les gens indiquent qu'il était très difficile de ne pas écouter et de ne pas croire tout ça.

Selon les personnes libérées, les équipes de l'Union ukrainienne Helsinki pour les Droits humains ont réussi à documenter les lieux de détention illégale suivants dans les régions de Zaporijjia et de Donetsk :

  • les prétendus « bureaux de commandement militaire » dans les postes de police occupés, la colonie pénitentiaire n°77 de Berdiansk, le centre de détention temporaire du poste de police de Berdiansk de la direction de la police nationale ukrainienne pour la région de Zaporijjia, le bâtiment du poste de police de district de la ville de Tokmak ;
  • les prétendus « bureaux de commandement militaire » dans la commune de Nikolske et dans les villes de Starobechevo et Donetsk, le bâtiment de la prétendue Direction de lutte contre le crime organisé, le centre de détention temporaire de Donetsk, la prison de filtration installée dans l'ancienne colonie pénitentiaire n°120 de Volnovakha.

Cependant, il existe de nombreux autres lieux de détention illégale de ce type. Par exemple, selon la police nationale, au moins 25 « salles de torture » ont été identifiées dans la seule partie désoccupée de la région de Kharkiv, et certains des détenus ont été emmenés en territoire russe. Et selon des informations du Représentant du président ukrainien en république autonome de Crimée, des militants enlevés dans la région de Kherson ont été emmenés sur le territoire occupé de Crimée où ils sont détenus, notamment au centre de détention provisoire n°1 de Simferopol.

La disparition forcée est l'un des crimes les plus répandus commis systématiquement, et jusqu'à présent en toute impunité, par les représentants de la Fédération de Russie sur le territoire de l'Ukraine. L'initiative T4P continuera à documenter les cas de disparitions forcées afin d'utiliser un jour ces informations comme preuves devant les tribunaux nationaux et internationaux. À l'avenir, ces informations constitueront une base de preuves lors de la traduction en justice des auteurs de ces crimes.

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