Le bien et la vérité doivent sa voir se défendre: discours d'Ales Bialiatski lors de la remise du prix Nobel de la paix

Discours du lauréat du Prix Nobel de la paix 2022, Ales Bialiatski, lu par Natalia Pintchouk le 10 décembre à Oslo.
17 Décembre 2022UA DE EN ES FR IT RU

Наталія Пінчук, дружина Олеся Біляцького © Nobel Prize/YouTube Natalia Pintschuk © Nobel Prize/YouTube Natallia Pinchuk, wife of Ales Bialiatski © Nobel Prize/YouTube Natalia Pintchouk, épouse d’Ales Bialiatski © Nobel Prize/YouTube Наталья Пинчук, жена Алеся Беляцкого © Nobel Prize/YouTube

Natalia Pintchouk, épouse d’Ales Bialiatski © Nobel Prize Outreach AB, Production: NRK

Vos Majestés royales, Vos Altesses royales, membres distingués du comité Nobel, distingués invités !

C'est avec beaucoup d'émotion que j'ai l'honneur de prendre la parole ici lors de la cérémonie de remise du prix Nobel de la paix 2022 dont mon mari, Ales Bialiatski, se trouve parmi les lauréats.

Il ne peut malheureusement pas recevoir le prix en personne : il est illégalement emprisonné au Belarus. C'est pourquoi c'est moi qui suis aujourd'hui derrière ce podium.

Je tiens à exprimer ma profonde gratitude au comité Nobel norvégien, dont la décision a renforcé la détermination d'Ales de rester ferme dans ses convictions, et donnant à tous les Biélorusses l'espoir de pouvoir compter sur la solidarité du monde démocratique dans la lutte pour leurs droits, quel qu'en fût la durée.

Un grand merci à tous ceux qui ont soutenu Ales, ses amis et sa cause pendant toutes ces années, et qui continuent à le soutenir aujourd'hui.

De tout mon cœur je tiens à féliciter le Centre pour les libertés civiles et l'organisation internationale Memorial pour ce prix mérité. Ales et nous tous comprenons à quel point il est important et risqué pour les défenseurs des droits humains de remplir leur mission, surtout en cette période tragique de l'agression russe contre l'Ukraine.

Outre Ales, il y a en prison des milliers de Biélorusses, des dizaines de milliers de personnes réprimées, injustement emprisonnées pour leurs actions civiques et leurs convictions. Des centaines de milliers de personnes ont été contraintes de quitter le pays simplement parce qu'elles voulaient vivre dans un État démocratique. Malheureusement, au Belarus, le pouvoir mène depuis des années une guerre contre son propre peuple, sa langue, son histoire et contre les valeurs démocratiques. Je dis cela ici avec la plus grande douleur et la plus grande prudence, car les développements politiques et militaires actuels menacent le Belarus de perdre son statut d'État et son indépendance.

Malheureusement, pour interagir avec la société, le pouvoir a choisi d'utiliser des grenades, des matraques, des tasers, des arrestations sans fin et la torture. Aucune place pour le compromis ou le dialogue national. Jeunes filles et jeunes hommes, femmes et hommes, mineurs et personnes âgées sont persécutés. Le visage inhumain du système règne dans les prisons biélorusses, surtout pour ceux qui rêvaient d'être des personnes libres !

Dans ce contexte, ce n'est pas un hasard si les autorités ont arrêté Ales et ses compagnons du Centre de défense des droits humains « Viasna » pour leurs convictions démocratiques et leurs activités en faveur des droits humains. Marfa Rabkova, Valiantsin Stefanovich, Uladzimir Labkovich, Leonid Sudalenka, Andrei Chapiuk et d'autres militants sont derrière les barreaux. De nombreux défenseurs des droits humains font toujours l'objet d'enquêtes et sont poursuivis en justice, tandis que certains ont été contraints d'émigrer à l'étranger. Mais le Centre de défense des droits humains Viasna-96, fondé il y a plus de vingt-cinq ans par Ales et ses acolytes, « ne pourra être brisé, stoppé, ni retenu ».

Ales n'a pas pu me transmettre le texte de son discours depuis la prison, mais il a réussi à me dire quelques mots. Je vais donc partager avec vous ses réflexions, ces dernières, et celles enregistrées précédemment. Il s'agit de fragments de ses déclarations, écrits et réflexions antérieurs, sur le passé et l'avenir du Belarus, sur les droits humains, sur le destin de la paix et de la liberté.

Je laisse donc la parole à Ales.

Il se trouve que les personnes qui chérissent le plus la liberté en sont souvent privées. Je pense à mes amis défenseurs des droits humains de Cuba, d'Azerbaïdjan, d'Ouzbékistan, je pense à ma sœur spirituelle iranienne Nasrin Sotoudeh. J'admire le Cardinal Joseph Zen de Hong Kong. Des milliers de personnes sont derrière les barreaux en ce moment au Belarus pour des raisons politiques, et tous sont mes frères et sœurs. Rien ne peut arrêter la soif de liberté des personnes. Aujourd'hui, tout le Belarus est en prison : des journalistes, des politologues, des dirigeants syndicaux, beaucoup d'entre eux sont des amis et des personnes que je connais... Les tribunaux travaillent à la chaîne, ils envoient les condamnés en colonie pénitentiaire, et de nouvelles vagues de prisonniers politiques viennent prendre leur place.

Ce prix appartient à tous mes amis défenseurs des droits humains, à tous les militants civils, aux dizaines de milliers de Biélorusses qui ont été passés à tabac, torturés, arrêtés et emprisonnés. Ce prix appartient aux millions de citoyens biélorusses qui ont défendu leurs droits civils. Il met en lumière la situation dramatique et la lutte pour les droits humains dans le pays.

Récemment, j'ai eu avec quelqu'un un court dialogue.

— Quand serez-vous libre? m'a-t-on demandé.

— Mais je suis déjà libre, dans mon âme, ai-je répondu.

Mon âme libre plane au-dessus de la prison et au-dessus des contours de la Biélorussie en forme de feuille d'érable.

Je regarde à l'intérieur de moi, et mes idéaux n'ont pas changé, n'ont pas perdu de leur valeur, ne se sont pas effacés. Ils sont toujours en moi, et je les protège du mieux que je peux. Ils sont comme coulés dans l'or. Ils ne peuvent pas se rouiller.

Nous voulons construire une société plus juste, plus harmonieuse et plus sensible, et instaurer un Belarus démocratique et indépendant. Nous le rêvons confortable et attrayant à vivre. C'est une idée noble, conforme aux idées globales sur la civilité. Nous ne rêvons pas de quelque chose de spécial ou d'extraordinaire, nous souhaitons seulement « être appelés des personnes », comme le disait Yanka Kupala. Cela inclut le respect de soi et des autres, les droits humains, un mode de vie démocratique, une reconnaissance de la langue biélorusse et de notre histoire.

J'ai confiance, car je sais que la nuit passe et que le matin vient. Je sais que ce qui nous pousse inlassablement vers l'avant, c'est l'espoir et le rêve.

Martin Luther King a payé son rêve de sa vie, il a été abattu. Le prix que je paye pour mon rêve est moindre, mais il faut quand même le payer. Je ne le regrette pas un seul instant. Parce que mon rêve en vaut la peine. Mes idéaux sont similaires à ceux de mes amis plus âgés et maîtres spirituels : le tchèque Vaclav Havel et le biélorusse Vasil Bykov. Tous deux ont traversé de grandes épreuves de vie, tous deux ont beaucoup fait pour leur peuple et leur culture, tous deux ont lutté pour la démocratie et les droits humains jusqu'à leurs derniers instants de vie.

Il est impossible de faire pousser immédiatement une bonne récolte dans un champ vide. Le champ doit être bien fertilisé, les pierres doivent être enlevées... Et ce que le gouvernement communiste a laissé au Belarus après 70 ans de règne peut être qualifié de terre brûlée... Il y a eu des moments à la fin des années 1980 où, littéralement, nous nous tous connaissions de vue. .. Mais au début des années 1990, nous étions des milliers et des dizaines de milliers...

Le 9 août 2020, des élections présidentielles ont eu lieu au Belarus. Les falsifications massives ont poussé les gens à descendre dans la rue. Le Bien et le Mal se sont affrontés. Le Mal était lourdement armé. Le Bien, de son côté, n'avait pour arme que des manifestations de masse pacifiques, inédites dans le pays, qui ont rassemblé des centaines de milliers de personnes.

En réponse, les autorités ont lancé à toute force un mécanisme répressif de torture et d'assassinats : Roman Bondarenko, Witold Ashurok et bien d'autres en ont été victimes.

C'est le degré ultime de la répression, inimaginable dans sa cruauté. Les gens sont soumis à de terribles tortures et à des souffrances inimaginables.

Les cellules et les prisons rappellent davantage des toilettes publiques soviétiques, où les gens sont détenus pendant des mois et des années. Je suis catégoriquement contre l'emprisonnement des femmes, mais imaginez leur emprisonnement au Belarus, dans cette filiale de l'enfer sur terre !

Les déclarations de Loukachenko confirment que ses forces de sécurité ont carte blanche pour arrêter les gens en insufflant la peur. Mais les citoyens du Belarus réclament justice. Ils exigent que ceux qui ont commis des crimes de masse soient punis. Ils exigent des élections libres. Le Belarus et la société biélorusse ne seront plus jamais comme avant, lorsqu'ils avaient pieds et mains liés. Les gens se sont réveillés.

Aujourd'hui, la lutte constante entre le bien et le mal se déroule presque à l'état pur dans toute la région. Un vent froid venu de l'est est entré en collision avec la chaleur de la renaissance européenne.

Il ne suffit pas d'être éduqué et démocratique, il ne suffit pas d'être humain et charitable. Nous devons être capables de défendre nos acquis et notre patrie. Ce n'est pas sans raison qu'au Moyen Âge, le concept de patrie était lié au concept de liberté.

Je sais exactement ce que souhaitent la Russie et Poutine pour l'Ukraine : une dictature dépendante. Tout comme le Belarus d'aujourd'hui, où la voix du peuple opprimé n'est pas entendue.

À la question de savoir de quel côté se trouve Loukachenko, la réponse est dans les bases militaires russes, l'énorme dépendance économique, la russification culturelle et linguistique. Les autorités biélorusses ne sont indépendantes que dans la mesure où Poutine les y autorise. Il faut donc combattre « l'internationale des dictatures ».

Je suis un militant des droits humains et donc un partisan de la résistance non violente. Par nature, je ne suis pas une personne agressive, j'essaie toujours de me comporter en conséquence. Cependant, je reconnais que le bien et la vérité doivent pouvoir se défendre. Du mieux que je peux, je garde la paix dans mon âme, je la cultive comme une fleur délicate, je bannis la colère. Et je prie pour que la réalité ne m'oblige pas à déterrer une hache enfouie depuis longtemps et à défendre la vérité une hache à la main. La paix. Que la paix demeure dans mon âme.

Et en ce 10 décembre, je veux répéter pour tous : « N'ayez pas peur ! ». Ces mots ont été prononcés par le pape Jean-Paul II dans les années 1980, lorsqu'il est arrivé en Pologne communiste. Il n'a rien ajouté, mais c'était suffisant. J'ai confiance parce que je sais qu'après l'hiver vient toujours le printemps.

J'ai cité Ales Bialiatski. Et je voudrais terminer son discours par ce cri de son âme : Liberté au peuple biélorusse ! Liberté à Viasna ! Vive la Biélorussie !


© The Nobel Foundation 2022

Partager l'article