Maisons et destins détruits dans la région de Tchernihiv

Lors d'une permanence, une victime raconte que sa fille et ses deux petits-fils ont tenté d'évacuer leur village occupé par une route censée être sûre, mais qu'ils s'étaient trompés: aujourd'hui, elle n'a plus ni fille ni petit-fils. Lorsqu'on lui demande avec qui elle vit à présent, elle se met à pleurer. Elle n'a plus personne avec qui vivre.
Anna Kortchmar15 Décembre 2022UA DE EN ES FR IT RU

Зруйновані домівки та долі на Чернігівщині [1]

Ce qui frappe le plus dans les territoires désoccupés, ce sont les gens. Des gens forts et indestructibles qui continuent à vivre malgré les tragédies personnelles. Ils se disputent dans la file d'attente pour la permanence du conseil rural, ils achètent des terres pour en faire des exploitations agricoles en ces temps de guerre, ils préparent du thé et des bonbons pour se réchauffer quand il n'y a pas de chauffage, ils font du commerce dans une petite boutique où ils ont récemment installé un groupe électrogène, de sorte que les coupures de courant ne soient plus un problème. Les bruits lointains des explosions les font sursauter, même s'ils savent que tous les démineurs locaux font bien leur travail. Ils reviennent chez eux depuis l'étranger et se mettent au travail. Ils peuvent pleurer parfois, mais ils vivent. Et ils rient, avec sincérité et désespoir, et quand on arrive de Kyiv, aujourd'hui relativement sûre, on a honte de ses petits épisodes de dépression causés par une coupure de courant ou par un énième autre bombardement.

Alors cela sera un article sur les gens et pour les gens. Sur la façon dont ils ont survécu et traversé tout cela. Ce matin, ce sont ces gens-là qui font la queue pour rencontrer un des avocats du Centre de défense des droits humains de Kharkiv : tous ont connu une tragédie. Ils sont tous originaires de la communauté rurale d'Ivanovo, dans la région de Tchernihiv, celle qui a le plus souffert de l'invasion russe dans cette partie du pays. La première à arriver est une femme dont le fils a été abattu sous ses yeux dès le premier jour de l'occupation russe : ils sont entrés dans la cour, ont pointé leur mitrailleuse et ont tiré. Ils ne lui ont pas dit un seul mot. Son fils n'était ni militaire, ni policier, ni même militant. La seule raison pour laquelle ils l'ont abattu est qu'il était un homme. Comme d'autres, elle accepte d'être interviewée. Elle veut que le monde entier connaisse son histoire.

Зруйновані домівки та долі на Чернігівщині [2]

Une autre victime arrive avec sa fille, qui a un an et onze mois et dont le père est mort il y a six mois, alors qu'il sortait dans la rue. Il a été abattu parce qu'il était Ukrainien. La femme caresse sa fille et lui donne des bonbons « officiels » venant de la table de l'employée du conseil rural. À première vue, et si on ne sait pas ce qu'il y a dans ces documents, dans ce dossier, elle semble ordinaire, belle et heureuse.

Une autre victime raconte que sa fille et ses deux petits-fils ont tenté d'évacuer leur village occupé par une route qu'ils pensaient être sûre, mais ils se sont trompés, et aujourd'hui, elle n'a plus ni fille ni petit-fils. Lorsqu'on lui demande avec qui elle vit à présent, elle se met à pleurer. Elle n'a plus personne avec qui vivre.

Зруйновані домівки та долі на Чернігівщині [3]

Des victimes montrent des photos de leurs proches morts prises par la police. Certains ont assisté eux-mêmes à l'exhumation. Il est difficile d'imaginer comment ils arrivent à regarder ces photos, et à les montrer aux enquêteurs sans pleurer. Certains racontent que leurs proches ont été enterrés par des voisins dans leur potager, mais pas tout de suite, seulement lorsque les Russes l'ont autorisé. « Au moins, c'était un mois de mars bien froid... » — conclut un homme.

Vient ensuite une grand-mère de 76 ans, qui ne cesse de faire des blagues qui font rire tout le monde dans la salle d'attente du conseil rural. La grand-mère a été grièvement blessée pendant un bombardement, et elle plaisante aussi sur ses blessures. Elle divertit tout le monde en permanence, les villageois disent qu'elle danse même souvent dans la rue. Tout le village la connaît et tous les enfants du quartier l'adorent.

Une autre femme blessée raconte avec enthousiasme que des Russes ont emmené son mari en Biélorussie pour le faire soigner et que là-bas, des médecins biélorusses leur ont donné un certificat de l'hôpital en ukrainien et avec l'inscription « Gloire à l'Ukraine », démontrant ainsi leur attachement au peuple ukrainien.

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Puis une autre femme, dont la jambe a été miraculeusement sauvée par des chirurgiens étrangers, se plaint que le médecin traumatologue local refuse de lui reconnaître une invalidité, affirmant qu'elle n'est pas handicapée. En fait, dit cette dame, ce médecin veut de l'argent.

Dans le village, nos juristes et nos enquêteurs travaillent jusqu'à la nuit tombée et même dans l'obscurité, puisque des coupures d'électricité surviennent plusieurs fois pendant la permanence. Il fait très fois au conseil rural, car il n'y a pas de chauffage. Les fenêtres ont toutes été brisées pendant les opérations militaires intenses dans le village, et elles n'ont pas été remplacées. Puis un obus russe a détruit le bâtiment voisin, un club, mais le bâtiment du conseil rural est resté debout.

Lorsqu'on lui demande pourquoi il n'y a toujours pas de fenêtres, la chef du village explique qu'elle ne peut pas faire installer des fenêtres au conseil rural alors que beaucoup de ses concitoyens n'ont pas la possibilité de vitrer leur maison. On comprend alors tout de suite que cette femme est de tout cœur avec sa communauté de communes. Elle-même a vécu une tragédie personnelle, mais elle est réticente à en parler.

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Après avoir terminé leur permanence, les enquêteurs vont relever les éléments permettant de documenter les destructions dans toute la communauté de communes. Ce déplacement dans les villages prend beaucoup de temps. Six de ces villages ont été très fortement endommagés. Il faut presque une journée entière pour en faire le tour et documenter les dommages. À première vue, les dégâts peuvent sembler minimes, mais en réalité 271 immeubles et maisons ont été entièrement détruits dans la communauté de communes, et tout autant on été fortement endommagés. Bien sûr, une grande partie a été restaurée par les gens au cours des six derniers mois, mais il est peu probable que tout puisse être réparé : beaucoup de ces constructions sont devenues tout simplement inhabitables.

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Les gens se promènent dans les villages, observant le véhicule des enquêteurs d'un air intéressé, mais ils ne posent pas de questions : ils savent que ce sont des visiteurs de Kharkiv. Les visiteurs sont accueillis avec bienveillance dans la communauté : on leur offre du thé chaud et des pommes de terre.

Enfin, tard dans la nuit noire, sur la route de Tchernihiv, nous tombons sur un check-point ukrainien. Tandis que l'un des soldats vérifie minutieusement les documents des enquêteurs, les autres s'obstinent à faire une bataille de boules de neige. Il y a de la pluie verglaçante, la route est recouverte d'une couche de glace, et ils glissent, rient et continuent à jouer. En les regardant, et en regardant tous ces gens de la région de Tchernihiv, on réalise que notre pays est invincible. Nous avons appris à vivre pleinement, même en ces temps de guerre. Même après les tragédies que nous avons vécues.

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