Communiqué de presse d'Amnesty International: réponse de l'Initiative « Un Tribunal pour Poutine »

Réponse de l'Initiative « Un Tribunal pour Poutine » (T4P), portée par plusieurs organisations de défense des Droits Humains, à la déclaration d'Amnesty International sur les violations du droit international humanitaire par les forces armées ukrainiennes.
19 Août 2022UA DE EN ES FR IT RU

Фото: Depositphotos [amnesty international міжнародна амністія] Foto: Depositphotos Photo: Depositphotos Foto: Depositphotos Photo: Depositphotos Foto: Depositphotos Фото: Depositphotos

Photo: Depositphotos

Le 4 août 2022, Amnesty International (AI) a publié un communiqué de presse intitulé « Ukraine. Les tactiques de combats ukrainiennes mettent en danger la population civile ». Il s'appuie sur des enquêtes menées depuis avril 2022 et contient une analyse de l'utilisation d'installations civiles par les forces armées ukrainiennes, ainsi que des actions entreprises par les pouvoirs locaux pour assurer la sécurité des civils, conformément au droit international humanitaire.

Ce communiqué ne renvoie pas à un rapport détaillé qui préciserait la méthodologie de l'enquête, la quantité de matériel collecté ou d'entretiens menés, ou qui donnerait des informations plus détaillées sur les faits recueillis. Il est fait mention, à plusieurs reprises, de plusieurs types de preuves, comme des images satellites, des analyses d'armes, des entretiens et d'autres éléments qui ne sont pourtant pas rendus publics. Nous supposons par conséquent qu'à l'heure actuelle, il n'existe aucun compte-rendu détaillé sur ces faits, même s'il faut bien entendu prendre en compte un autre rapport d'Amnesty International également mentionné dans le communiqué et publié le 13 juin : « Ukraine. Tout le monde peut mourir à chaque instant : attaques aveugles de l'armée russe à Kharkiv ».

Somme toute, nous estimons que publier un communiqué sans présenter un compte-rendu détaillé des preuves recueillies ni aucun autre élément attestant des allégations portées jette un doute évident sur la validité du dit communiqué, sur la pertinence de ces éléments de preuve et sur la validité des conclusions et accusations.

Nous ne remettons pas en cause la véracité des citations ou des faits publiés, mais pour en tirer les conclusions et les accusations contenues dans ce communiqué, de nombreuses autres informations supplémentaires auraient dû être analysées, ce dont il n'est nullement fait mention dans le communiqué d'AI.

Sur les obligations des États conformément au droit international humanitaire (DIH)

Amnesty International affirme que l'armée ukrainienne établit des bases militaires dans des zones résidentielles, notamment dans des écoles ou des hôpitaux, transformant ainsi des sites civils en cibles militaires légitimes. En outre, il est allégué que des frappes effectuées par les troupes ukrainiennes depuis des agglomérations ont entraîné des frappes russes, notamment sur des cibles civiles. Le communiqué affirme également que l'État ne remplit pas ses obligations en matière d'évacuation et ne prend pas de mesures adéquates pour protéger les civils.

Le droit international humanitaire (DIH) établit une distinction entre civils et militaires et impose à chaque État l'obligation de mener les opérations militaires de manière à assurer la plus grande protection possible aux civils, en prenant des mesures pour organiser l'évacuation, mettre en place des systèmes d'alerte, la construction d'abris, assurer la diffusion d'informations et d'avertissements, la protection des sites civils, et d'autres mesures. En outre, les militaires doivent éviter d'utiliser des sites occupés par des civils, car cela en ferait des cibles militaires légitimes. Toutefois, l'application de telle ou telle mesure dépend de nombreux facteurs, tels que les capacités objectives de l'État et de l'armée, les ressources disponibles, l'analyse des menaces existantes, la possibilité pour l'armée d'actions alternatives qui pourraient causer moins de dommages, les tactiques de l'attaquant, etc.

Dès lors, accuser quelqu'un de ne pas avoir respecté ces dispositions du DIH nécessiterait un examen détaillé des circonstances de chaque événement pris en compte.

Par ailleurs, il est à noter que selon le droit international humanitaire, l'utilisation des écoles par les militaires n'est pas explicitement interdite. L'utilisation de ces installations par l'armée et leur occupation ultérieure font de ces bâtiments des cibles militaires légitimes, ce qui peut mettre les civils en danger. Toutefois, l'illégitimité de l'utilisation par les militaires de bâtiments civils, dont des écoles ou des hôpitaux, non occupés par des civils, est une question assez discutable en droit international de façon générale. À ce jour, il n'existe que des recommandations sur cette question, mais leur mise en œuvre dépend de l'analyse de nombreuses autres circonstances, en particulier la question de l'analyse du préjudice éventuel.

Malheureusement, ce communiqué d'AI ne propose aucune analyse de tous ces éléments importants qui permettrait de déterminer s'il y a eu violation du DIH dans les cas étudiés.

Sur le respect par l'Ukraine de ses obligations en matière de DIH

Les tactiques actuelles des Forces armées ukrainiennes mettent-elles les civils en danger ?

La déclaration cite en exemple des entretiens avec des personnes et des recherches dans trois régions d'Ukraine : Kharkiv, Donetsk et Mykolaïv et cite un cas à Odessa.

Si les experts eux-mêmes reconnaissent que ces observations ne s'appliquent pas à la région de Kharkiv et ne sont donc basées que sur l'étude de deux régions, alors cette généralisation à propos de tactiques délibérées et spécifiques des forces armées ukrainiennes ne peut pas être considérée comme une information fiable et exacte.

En règle générale, lors d'une enquête sur de telles violations, il est important de déterminer l'intention spécifique des militaires dans cette situation (intention d'utiliser les civils comme bouclier), de chercher à savoir si des informations ont été fournies aux civils, si une évacuation a été proposée ou au contraire interdite, etc. Jusqu'à présent, les militants ukrainiens de défense des droits humains n'ont recueilli des informations que sur quelques cas isolés où l'armée ukrainienne a délibérément fait obstacle à l'évacuation ou a tenté d'utiliser des civils comme bouclier.

Il est également important d'enquêter sur les possibilités d'actions alternatives pour les militaires. En effet, mentionner simplement la possibilité de retirer les troupes de la ville ou la proximité d'une forêt n'est pas suffisant, car ces mesures alternatives doivent inclure la possibilité de résister à une guerre d'agression.

Il est également important de comprendre l'impact de l'occupation sur les civils. Les cas de massacres, de tortures, de disparitions de civils dans les territoires occupés se comptent par milliers. Dans de telles circonstances, lorsqu'on évalue les conséquences de l'occupation, les actions défensives à l'intérieur des zones habitées sont presque le seul moyen de protéger les civils contre la perpétration de nombreux crimes internationaux à leur encontre. Il est évident que dans cette perspective, la nécessité de préserver l'intégrité des sites civils et de garantir le droit à l'éducation n'apparaît pas comme une priorité, la priorité étant de sauver des vies et d'empêcher que soient commis des crimes internationaux par l'armée russe.

Observons plus particulièrement l'utilisation des écoles et des hôpitaux par les militaires.

On peut citer à titre d'exemple une étude plus systématique qu'une enquête aléatoire auprès de personnes : celle du Centre Régional des Droits Humains de Luhansk « Alternativa », qui a préparé un rapport sur la destruction des établissements médicaux de février à fin mai 2022. Ils ont enregistré 65 cas de bombardements par l'armée russe d'établissements de santé sur le territoire de l'Ukraine. Dans le même temps, l'organisation n'a pas identifié un seul cas de présence de militaires dans ces hôpitaux. De plus, il n'y a aucune information sur la présence de bases militaires installées dans des hôpitaux.

Par ailleurs, le communiqué d'AI mentionne la présence de militaires dans 22 des 29 écoles visitées. Ce n'est pas précisé, mais il est évident que ces écoles étaient entièrement vides. Comme nous l'avons déjà mentionné, l'utilisation de ces bâtiments ne constitue pas en soi une violation du DIH et d'autres circonstances doivent être étudiées pour tirer des conclusions sur cette pratique. Cependant, AI ne fournit aucune autre information à ce propos. Lors de l'évaluation d'une situation, la priorité pour nous est évidemment la préservation de la vie des civils et des militaires ainsi que la protection du territoire contre les agressions qui pourraient avoir des conséquences plus catastrophiques, et cela même en dépit de la destruction éventuelle de certaines installations civiles.

D'après le communiqué, à Bakhmut, les militaires avaient occupé l'université, qui a été par la suite bombardée, causant la mort de 7 soldats. Cependant, cela ne peut pas non plus être considéré comme une violation du DIH, car il n'y avait pas de civils sur place, aucun civil n'a été blessé et il est difficile de savoir s'il existait alors d'autres options pour l'installation de l'armée dans cette zone.

Amnesty International en déduit que c'est la présence de l'armée qui conduit au bombardement de sites civils. Toutefois, pour avancer une conclusion aussi générale, il serait utile d'analyser davantage d'informations, ce qui n'est pas fait dans le communiqué.

Ainsi, à Bakhmut, par exemple, les militaires ont reçu l'ordre de ne pas s'approcher des écoles, où aucun enseignement n'était dispensé et où une aide humanitaire avait été distribuée par les autorités locales à plusieurs reprises. Cependant, à ce jour, sur 14 écoles, 12 ont été endommagées par les bombardements des forces armées russes.

Voici comment un militant local des droits humains décrit la situation à Kramatorsk : « ...deux écoles ont été endommagées et il n'y avait pas de militaires à l'intérieur. Une aile de l'école n° 15, où se trouvaient le gymnase et la cantine, a été complètement détruite ; la moitié de l'école n° 23 a été détruite. Il n'y avait ni soldats, ni matériel militaire sur place ».

Des situations analogues ont été observées dans presque toutes les agglomérations se trouvant dans des zones de combats, ou dans un rayon de 20 km autour de la ligne de contact. Cela s'explique par la tactique des forces armées russes, qui attaquent toutes les localités sans distinction, indépendamment de la présence ou non de militaires ukrainiens sur place, ce qui fait que beaucoup de villes et de villages des régions de Luhansk et Donetsk ont été détruits ou endommagés à 70-90%.

Dans ces conditions, l'affirmation selon laquelle ce sont les tactiques des forces armées ukrainiennes qui provoquent le bombardement de cibles civiles est mal étayée et ne prend pas en compte les spécificités des tactiques offensives des forces armées russes. D'ailleurs, cela a été parfaitement illustré dans le rapport d'Amnesty International du 13 juin sur le bombardement de Kharkiv, mais curieusement, ces conclusions n'ont pas été incluses dans le communiqué du 4 août.

Pour autant, dans la plupart des exemples cités, aucune réflexion n'est faite sur la façon dont les forces armées ukrainiennes peuvent défendre les localités si elles en sont complètement exclues. Y a t-il des lieux alternatifs pour l'installation des militaires ? Quel préjudice cela cause et comment l'éviter ?

Mesures de protection des civils

Dans son communiqué, Amnesty International accuse les forces armées ukrainiennes de ne pas assurer une protection suffisante des civils, mais là encore, cette affirmation n'est étayée par aucune preuve ou argument importants, autres que les propos des personnes interrogées. Il est évident que cela ne semble pas suffisant pour en tirer des conclusions générales.

Ainsi, selon les données officielles d'avril-mai 2022, près des ¾ de la population civile ont été évacués de la région de Donetsk : en février, la population de la région était d'environ 1,67 million, alors qu'elle est aujourd'hui d'environ 400 000. À Kramatorsk par exemple, qui comptait 200 000 habitants avant la guerre, ne restent aujourd'hui que 40 000 personnes. Le 2 août 2022, une évacuation obligatoire a été annoncée dans la région de Donetsk. Dans ces conditions, les termes de « zones densément peuplées » utilisés dans le communiqué sont inexacts.

Sans une analyse précise de ce qu'il en est de cette évacuation, il est impossible d'évaluer la gravité des risques encourus par les civils. Un autre problème se pose, et il se situe également sur le plan des droits humains : beaucoup de gens refusent d'évacuer, malgré les combats et les opérations militaires.

Dans ce communiqué d'AI, une des personnes interrogées affirme qu'elle refuse l'évacuation. Sans prise en compte de ce type de situations, les accusations portées contre l'État pour manquement à ses obligations sont clairement infondées et hâtives.

Conclusions

Le communiqué d'AI ne fournit ni compte-rendu détaillé des faits recueillis, ni analyse des éléments permettant d'affirmer qu'il y a eu violation du droit international humanitaire par les forces armées ukrainiennes. En particulier, le communiqué ignore totalement des facteurs aussi importants que la nature de l'attaque par l'agresseur et sa tactique, ou les mesures prises par l'Ukraine pour prévenir, informer, protéger ou évacuer les civils, et ne propose aucune analyse sur les alternatives éventuelles pour le déploiement des militaires dans ces zones de guerre.

Au regard des normes admises de production d'éléments de preuves, nous ne sommes pas en mesure de déterminer s'il y a eu des violations du DIH dans la plupart des cas cités dans le communiqué, en raison d'un manque de preuves et d'une absence d'analyse d'éléments déterminants, et nous pouvons donc mettre en doute la généralisation faite par AI concernant l'existence d'une tactique commune à l'ensemble des forces armées ukrainiennes. Par conséquent, la généralisation utilisée dans le titre du communiqué et dans le texte ne s'appuie sur aucun élément tangible de preuve.

Nous attirons l'attention d'Amnesty International sur la nécessité, lors de la diffusion de déclarations publiques, d'une transparence complète sur tous les éléments de preuves, ainsi qu'une argumentation plus détaillée des accusations faites aux parties au conflit, faute de quoi cela :

  • peut nuire à la crédibilité du travail d'enquête des organisations de défense des droits humains sur des crimes internationaux
  • peut contribuer à la propagande des parties au conflit
  • peut être utilisé pour justifier la perpétration de crimes internationaux.

Précédemment, la Mission d'observation des Nations Unies, l'OSCE et des organisations nationales de défense des droits humains avaient déjà diffusé des informations sur des violations du droit international humanitaire par les forces armées ukrainiennes, notamment en termes de protection des civils, d'utilisation de sites civils par l'armée, ainsi que de problèmes importants autour des évacuations, en particulier pour les personnes peu ou pas autonomes physiquement. Toutefois, ces faits ne permettent pas d'affirmer qu'il existe une tactique spécifique propre à l'armée ukrainienne ou que l'armée russe bombarde des installations civiles uniquement en raison de leur utilisation par les militaires ukrainiens.

Nous ne soutenons ni la campagne de pression sur Amnesty International, ni le retrait de son accréditation auprès des forces armées ukrainiennes. Nous souhaitons vivement un dialogue avec les organisations internationales, afin de travailler au recueil d'informations sur d'éventuelles violations des droits humains ou sur la perpétration de crimes internationaux, pour élaborer et mettre en œuvre des recommandations à l'intention des autorités ukrainiennes.


L'initiative globale « Un Tribunal pour Poutine » (T4P) a été créée en février 2022 en réponse à l'agression de grande ampleur de la Fédération de Russie. Les participants au projet documentent les événements présentant des indices de crimes relevant du Statut de Rome de la Cour Pénale Internationale (génocide, crimes contre l'humanité, crimes de guerres) dans toutes les régions d'Ukraine touchées. L'Initiative travaille activement au niveau international pour utiliser les mécanismes existants de l'ONU, du Conseil de l'Europe, de l'OSCE, de l'UE et de la Cour Pénale Internationale, afin de tenter de prévenir ces crimes agressifs et d'en faire traduire les auteurs en justice.

L'initiative a été rejointe par l'Union Helsinki d'Ukraine pour les droits humains, le Groupe de défense des droits humains de Kharkiv, le Centre pour les libertés civiles, Truth Hounds, La Strada, Ecologie- Loi - Personne, Docudays UA, l'organisation régionale d'Ivano-Frankivsk « Moloda Prosvita », le Groupe de défense des droits humains de Chuguev, le Groupe de défense des droits humains du Nord, le Centre de défense des droits humains de Tcherkassy, le Fonds régional de Kherson pour la miséricorde et la santé, la section de Kherson du Comité des électeurs d'Ukraine, le Territoire de la réussite à Kropyvnytskyï, la section du Comité des électeurs d'Ukraine pour la région d'Odessa, l'association « Mart » à Tchernihiv, la Maison de l'éducation aux droits humains à Tchernihiv, la Ligue juridique de Podilsk, le Groupe de défense des droits humains « SITCH » à Dnipro, le Centre de recherche juridique et politique « SIM » à Lviv, ainsi que les consultations publiques de l'Union Helsinki d'Ukraine pour les droits humains à Kramatorsk, Toretsk, Marioupol, Pokrovsk, Tchernivtsi, Zaporijjia, Oujgorod.

Partager l'article