‹ Ils répondront devant Dieu pour tout le mal qu’ils ont fait ›

En dépit de l’insistance de leurs enfants, ce couple de retraités de Borodyanka a refusé d’évacuer. Ils y ont vécu les bombardements aériens et ont vu des hélicoptères voler à basse altitude. Un jour, les Russes ont fait irruption chez eux et les ont interrogés.
Oleksiy Sidorenko19 Septembre 2023UA DE EN ES FR IT RU

Je m’appelle Zoya Ivanina Yarovska, j’ai 71 ans. Mes parents vivaient à Borodyanka, et avec mon mari, nous vivions à Kyiv, où nous travaillions. Et il y a 20 ans, nous sommes revenus vivre ici, chez nous.

Vous attendiez-vous à une guerre de grande ampleur ?

Je ne m’attendais pas à ce qu’il y ait une guerre ! Je ne pouvais pas l’imaginer. Mon mari, lui, disait qu’il y aurait une guerre, et qu’elle avait déjà commencé. Il a travaillé toute sa vie au ministère de l’Intérieur. Il y avait beaucoup de choses qu’il savait, mais dont il ne parlait pas beaucoup. Ça faisait longtemps qu’on voyait l’insanité des dirigeants russes, et on comprenait que quelque chose de terrible pouvait arriver à tout moment. Mais qu’ils arrivent jusqu’à Borodyanka… On se disait que peut-être 2, 3, 4 jours, ou une semaine… Mais on refusait de penser à une invasion à grande échelle. On écartait ces pensées. On avait le sentiment qu’ils attaqueraient peut-être par l’est ou par le sud, mais pas par le nord. Même dans nos rêves les plus affreux nous ne pensions pas, nous n’imaginions pas que nous allions vivre ça ici. Le 24 février, à 6 heures du matin, l’aînée de mes petites-filles m’a appelée. Ils habitaient à Hostomel, ils venaient d’y acheter un appartement et de s’y installer.

Elle m’appelle et elle me dit : « Grand-mère, tu sais que la guerre a commencé ? » — « Quelle guerre ? Chez nous on n’entend rien » — « Oui, la guerre. Faites vos valises, en vitesse ».

Mais pour aller où ? Non, nous n’allions nulle part. J’ai appelé une de mes filles, puis la seconde. Elles étaient à Kyiv. Elles sont venues ici le 24 février, fuyant Kyiv pour Borodyanka. Nous pensions que ce serait plus calme ici. Malheureusement, elles sont venues avec leurs enfants. L’aînée de nos petites-filles et son mari sont allés directement à Vinnytsia, chez ses beaux-parents. Et tous les autres, nous étions ici. Ma fille aînée s’est installée dans sa maison, ils ont une datcha ici. Et nous, ici. Quand ça a commencé à « cogner » à Hostomel, nous avons très bien entendu toutes les explosions. Boutcha, Hostomel : on entendait tout. Et le ciel embrasé. Des explosions, des explosions, des explosions... C’était une canonnade presque permanente. C’était très effrayant quand ça explosait avec des éclairs. Nous courions à la cave avec les enfants. Nos deux petits-enfants de 10 et 13 ans étaient avec nous.

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Borodyanka. Conséquences des bombardements russes.

Le 1er mars, il y a eu des frappes aériennes sur notre village. Nous étions dans la pièce, mon petit-fils était devant l’ordinateur, il a levé les yeux et j’ai dit : « Vite ! » J'ai entendu un sifflement, quelque chose qui volait et qui tombait.

Mon mari est entré en disant : « On court se cacher ! » ! On s’est précipité dehors (il y a deux entrées dans la maison) : mon mari et moi d’un côté, les enfants de l’autre. Les gamins sont entrés les premiers dans la cave, ma fille venait de sortir sur le perron. Et ça a fait comme si quelqu’un l’avait prise, soulevée par les bras et reposée. Il y a eu une onde de choc. Toutes les fenêtres de la véranda ont été arrachées. Complètement.

On a eu l’impression que c’était une bombe à vide, parce que de ce côté-là, le toit s’est soulevé et est retombé. La tôle a été soulevée et est retombée.

On aurait dit que la tôle était pleine de hérissons. Tout était couvert de pointes de clous. Alors on a décidé que les enfants ne resteraient pas ici. Juste après les bombardements, nos aînés nous ont appelés : « Nous savons comment faire pour partir d’ici ». Ici, il y avait des Russes partout. De très nombreux tanks traversaient le centre. C’était le 1er mars.

Où sont partis vos enfants ?

Nos enfants sont partis tout d’abord à Vinnytsia. Ils ont pris la route « Varchavka » jusqu’à Teteriv, et de là se sont rendus jusqu’à Radomychl, puis Vinnytsia. Ma fille aînée est restée à Vinnytsia. L’aînée de mes petites-filles aussi est restée, ainsi que mes gendres. Mais ma fille cadette est partie en Espagne puis au Portugal avec ses enfants et ses beaux-parents, qui avaient fui Kyiv.

Avez-vous envisagé d’évacuer ?

Non ! Nous ne sommes pas partis, même si on nous l’a proposé. On a donné l’essence qu’on avait aux enfants, pour remplir leur réservoir. On leur a aussi donné de l’argent. Le 24 février, quand les enfants étaient arrivés, on était allé à la banque pour retirer des espèces. Mais les distributeurs automatiques étaient vides. On leur a préparé des sacs de nourriture, mais comment nous aurions pu tout abandonner ? Avec mon mari, on avait déjà dit qu’on resterait.

Nous ne voulons pas partir. Nous avons plus de 70 ans. Bien sûr, nous voulons vivre, mais nous ne quitterons pas notre maison, nos deux chats, notre chien, nos poules, et tout ça… Nous avons mis toute notre âme dans cet endroit. Comment on pourrait laisser tout ça et partir ?

Nous étions très heureux que les enfants aient pu partir à 7h du matin le 2 mars. Parce que dès 8h, il y a eu de nouvelles frappes aériennes. Nous sommes descendus à la cave avec mon mari et nous étions heureux que les enfants soient partis. Voilà... Il n'était pas question de partir. Mon mari m’a proposé de partir avec les enfants. J’ai dit : « Comment je pourrais partir, et que toi, tu restes ? Nous ne faisons qu’un. Nous restons ensemble ! »

Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ?

On n’a plus eu de lumière. Il n’y avait plus ni électricité, ni gaz, ni eau. Avant de partir, nos enfants étaient allés nous chercher 50 litres d’eau. Nous, on priait pour qu’ils arrivent quelque part et puissent nous prévenir. Mais sans électricité, on ne pouvait pas recharger nos téléphones. On ne les allumait que pour leur dire qu’on était en vie. Et puis on n’a plus eu de réseau. J’ai eu le temps de leur dire : « Bientôt, nous n’aurons plus de réseau, ne vous inquiétez pas pour nous, tout ira bien. Nous avons vécu notre vie, nous avons eu beaucoup de choses positives dans notre vie. Et la meilleure chose qui nous soit arrivée, c’est vous, nos enfants et petits-enfants, et c’est merveilleux. La seule chose qui compte, c’est de se soutenir les uns les autres ».

Quelle était la situation dans le village ?

On ne sortait pas dans le village, mais on nous a raconté beaucoup de choses. Le neveu d’une de mes anciennes camarades de classe a été tué. Il était en voiture avec d’autres gars, les Russes leur ont tiré dessus. Et sa sœur a dû enterrer son fils, un gars tout jeune… Et puis un de nos voisins a été emmené « dans une fosse ». Les Russes pillaient et volaient tout ce qu’ils trouvaient. C’était impossible de sortir de chez nous. Dès qu’on voulait sortir avec mon mari pour aller voir la datcha de notre fille, les hélicoptères volaient vraiment très bas. J’avais l’impression qu’ils allaient toucher les câbles électriques. Il y avait aussi des voitures remplies de soldats russes qui passaient, des tirs, des obus qui tombaient.

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Borodyanka. Conséquences des bombardements russes.

Combien de temps a duré l’occupation de Borodyanka ?

Un mois. Elle a commencé avant même le 1er mars, mais ils sont arrivés plus tard jusqu’à chez nous. Notre rue est un peu excentrée, ils avaient peur de quitter la rue Centrale. Ils ne sortaient pas la nuit, seulement le matin. On avait une radio à piles, et on se réjouissait d’avoir ce moyen de communication. Une fois, j’ai eu très peur : ils ont défoncé notre portail qui s’ouvre très facilement. Ils sont entrés. Une voiture s’est arrêtée : soit un véhicule blindé de transport de troupes, soit autre chose. Ils étaient très nombreux à l’intérieur. Ils sont entrés dans la cour et se sont mis à m’interroger. L’officier s'est présenté. Je ne me souviens ni de son grade ni de son nom de famille, seulement de son prénom : Alexandre. Il m’a dit : « N’ayez pas peur de nous (les Russes) ». Il était Russe, il y avait trois Russes et cinq Bouriates. Il leur a ordonné : « Baissez vos armes ». Ils l’ont tous fait.

Il se tenait ici, derrière le garage, puis il est allé là-bas, s’est assis ici. Il m’a posé des questions, demandant comment on allait, disant qu’il ne fallait pas avoir peur d’eux, qu’ils ne nous feraient pas de mal. Je baissais les yeux et je me disais : « Mais oui ! Si je le pouvais, je vous mettrais dehors, mais je ne peux pas ». Ils m’ont alors posé des questions sur nos voisins, pour savoir si certains étaient dans la Défense territoriale, ou si je connaissais des militaires. Je pensais : « Mais bien sûr, je vais t’expliquer que mon mari est presque militaire ». Je gardais les yeux baissés en parlant, parce que… Vous savez, une boule de haine m’était montée à la gorge. Une haine immense, inhumaine. Je voulais les mettre dehors, mais je ne le pouvais pas. Et j’avais peur pour mon mari.

Dans quel état est votre propriété ?

Eh bien, vous voyez, il y a une fissure sur le garage. Et sur la véranda également. Toutes les fenêtres du haut ont été arrachées. Le toit a été endommagé. Mais mon neveu, lui, a eu deux obus qui sont tombés dans sa cour. Ils habitent à deux rues de nous. Il était avec son voisin dans la cour, et celui-ci lui a dit : « séparons-nous ».

Il était à peine rentré chez lui que les obus sont tombés là où ils se tenaient quelques minutes auparavant. Il y avait un immense cratère. Et dans son potager, deux obus qui n’avaient pas explosé. Ils étaient là, fichés dans la terre. Il est militaire lui-même. Il était mécanicien à l’aéroport de Hostomel et il avait effectué plusieurs vols.

Vos sentiments à l’égard des Russes ont-ils changé ?

Tout le monde a droit de vivre, d’avoir son opinion. Mais le plus terrible, c’est qu'ils ont perdu leur capacité d'analyse. C’est ça qui est effrayant. D’analyser et de réfléchir, ne serait-ce qu’un peu. Parce que j’ai des connaissances là-bas, de la famille. La sœur de mon mari est à Moscou. Mon gendre a une grand-tante à Tver. Ils ne nous croient pas, ou plutôt, ils ne veulent pas croire. Mais ça reste des liens du sang. Certains ont des amis là-bas, des proches. On a peur pour eux. Vous savez, on a juste peur pour eux.

Ils devront répondre devant Dieu de tout le mal qu'ils ont fait. Et ceux qui comprennent, eux, n’auront plus jamais une vie normale.

Nous prions pour nos gars et nos jeunes femmes qui sont là-bas, au front. C'est grâce à eux que nous sommes en vie. Nous leur souhaitons une bonne santé. C’est très douloureux. Si je le pouvais, je mettrais les ennemis en pièces... Je veux qu'il soit jugé (Poutine). Il y a des gens qui disent : « qu’il crève ». Oui ! Mais je veux qu'il ressente notre haine. Et pas seulement lui. Il ne s'agit pas juste d’un homme isolé. Il sont très nombreux, comme lui. Je ne sais pas, mais peut-être qu’ils sont rongés par la jalousie : comment ça se fait que vous ayez cela, et pas nous ? Pourquoi ? Je le prends ! Cette jalousie dévore les gens. C’est terrible et douloureux pour tous nos enfants qui sont morts, pour ceux qui se battent, pour ceux qui restent. Ça fait très mal pour les enfants.

Зоя Яворська, Бородянка Zoya Yavorska Зоя Яворская, Бородянка

Zoya Yarovska, Borodyanka

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