Ian Ratchinski: ‹ L’humain n’est pas un matériau consommable servant à résoudre les problèmes de l’État ›
Mesdames et Messieurs,
Je vais vous parler de la situation des militants de la société civile russe, et pas seulement des défenseurs des droits humains.
Depuis un an et demi en Russie, des poursuites pénales ont été engagées à l'encontre de 634 personnes originaires de 78 régions de Russie, en raison de leur position anti-guerre. Parmi elles, 200 ont été privées de liberté : 181 sont derrière les barreaux, 11 sont assignées à résidence et 8 suivent un traitement médical forcé. Je n'ai pas la possibilité de tous les nommer.
Après le début de la dite « opération militaire spéciale », une loi a été rapidement adoptée pour punir d’une peine d'emprisonnement ceux qui l’interprètent autrement que comme « l’utilisation des forces armées de la fédération de Russie pour protéger ses intérêts et ceux de ses citoyens, et pour maintenir la paix et la sécurité internationales ». Des gens sont envoyés en prison pour des déclarations anti-guerre. Parmi eux, le député municipal Alexeï Gorinov a été condamné à sept ans de prison pour avoir déclaré, lors d’une réunion du conseil municipal, que la guerre déclenchée par la Russie avait causé la mort d’enfants ukrainiens. Parmi eux, l’opposant politique Ilia Iachine, qui a osé poser des questions sur les événements survenus à Boutcha. Parmi eux, Igor Baryshnikov, un retraité célibataire de la région de Kaliningrad qui s’occupait de sa mère âgée de 97 ans. En juin de cette année, il a été condamné à 7 ans et demi de prison pour des publications anti-guerre sur les réseaux sociaux. Sa mère est décédée au début du mois d'août et il n'a pas eu la possibilité d’assister à ses funérailles.
Nombre d’entre eux n’ont pas encore été condamnés, mais sont déjà en prison pour des faits similaires. C'est le cas de Maxim Lypkan, 18 ans, qui avait déposé une demande d’autorisation pour la tenue d’un rassemblement anti-guerre à l'occasion du premier anniversaire de l’invasion russe.
Plus de 19000 personnes ont été arrêtées et condamnées à des amendes pour avoir tenu des propos anti-guerre, ne serait-ce que pour avoir utilisé le mot « guerre ».
Il y a quinze jours, Grigory Melkoniants, dirigeant de « Golos », une organisation qui surveille les élections en Russie et lutte contre les fraudes depuis de nombreuses années, a été emprisonné ; un certain nombre de militants de « Golos » ont vu leurs domiciles perquisitionnés. Bien que de nombreux opposants politiques au régime actuel, comme Vladimir Kara-Mourza, Alexeï Navalny et d’autres, soient déjà en prison, les autorités continuent à craindre les observateurs des prochaines élections.
La metteuse en scène Evguénia Berkovitch et la dramaturge Svetlana Petriïtchouk ont été arrêtées et sont en prison depuis quatre mois déjà : leur pièce de théâtre, qui a remporté l’un des principaux prix théâtraux russes il y a un an, a soudainement été considérée comme faisant « l’apologie du terrorisme ».
Alexandre Tchernychov, directeur du Centre de la mémoire historique de Perm, a été arrêté sous l’accusation ridicule de « tentative d'exportation des archives de l’organisation ».
Je n’ai cité ici que quelques exemples, mais en réalité, je le répète, il y en a des centaines.
Malheureusement, les possibilités de défense judiciaire sont presque retombées au niveau soviétique. En Russie, il y a bien longtemps que les tribunaux ne défendent plus la loi, les juges se plient presque toujours docilement aux souhaits du ministère de la justice et du parquet. Il ne s’agit pas seulement d'un problème russe, mais il est particulièrement épineux en Russie. Et il semble qu’une convention internationale sur l'imprescriptibilité des crimes contre la justice serait utile pour résoudre ce problème. Ceux qui détruisent cette institution doivent tous savoir qu’ils devront rendre des comptes : autant les policiers qui rédigent de faux rapports que les enquêteurs et les procureurs qui portent de fausses accusations ainsi que, bien sûr, les juges qui rendent des verdicts injustes.
Les persécutions visent non seulement les militants de la société civile, mais aussi les organisations publiques en général. De nombreuses organisations russes de défense des droits humains parmi les plus influentes en Russie ont été liquidées sous des prétextes ridicules : le groupe Helsinki de Moscou, le centre Sakharov, Agora et le centre d'information et d’analyse Sova.
Suite à une décision de justice de liquider Memorial International pour marquage « inapproprié » sur plusieurs de ses textes, le Centre des droits de l’homme Memorial a été liquidé sous le même prétexte ridicule. L’organisation Memorial de Perm a également été liquidée et les locaux de Memorial Ekaterinbourg ont été confisqués. En mars de cette année, des perquisitions ont été menées chez plusieurs militants de Memorial à Moscou, et une procédure pénale a été ouverte contre des employés encore non nommés de notre organisation sous l’accusation ridicule de « justification du nazisme ». Cela fait longtemps que le régime de Poutine ne se soucie plus de la crédibilité de ses accusations.
Outre la liquidation, les autorités russes ont conçu d’autres formes de pression sur les organisations et différents moyens de rendre leur travail plus difficile.
L’un d’entre eux est l’inscription d’organisations (et désormais de citoyens distincts) dans ce qu’on appelle le « registre des agents étrangers ». Cette inscription se fait de manière extra-judiciaire, sur décision arbitraire des fonctionnaires du ministère de la justice. Sont inscrits dans ce registre l’un des principaux centres sociologiques de Russie, le Centre Levada, la Fondation pour la défense de la Glasnost, un certain nombre d'organisations de Memorial, le groupe de défense des droits humains « Citoyen. Armée. Droit », qui aide les conscrits, l’association « Golos », déjà mentionnée, qui défend les droits des électeurs, la fondation « Pour la défense des droits des prisonniers », le groupe « Veille écologique de Sakhaline », et des dizaines d’autres.
Une autre forme de pression, moins répandue mais nettement plus grave en termes de conséquences, est la reconnaissance d’organisations internationales ou étrangères opérant en Russie comme « indésirables ». C’est le bureau du Procureur général qui prend cette décision, également de manière extra-judiciaire, sans en expliquer les motifs. Il existe déjà plus d’une centaine d’organisations classées « indésirables », dont Greenpeace, Transparency International, le Fonds mondial pour la nature, la chaîne de télévision indépendante « Dojd » et bien d’autres. Les citoyens et les organisations russes encourent une responsabilité pénale s’ils coopèrent avec une organisation « indésirable ». Aucun terme n’étant défini dans la loi, tout peut être considéré comme une coopération : une interview accordée à un média « indésirable », voire même une correspondance.
Bien entendu, l’expérience des dissidents soviétiques a montré que l’absence de statut juridique d’une organisation, voire la répression criminelle contre ses membres, rendent son travail difficile, mais pas impossible. Les activités des organisations publics ne relèvent pas du caprice des individus. Il s’agit d’un besoin social et, dans bien des cas, d’une vraie nécessité sociale. Et ce, surtout aujourd’hui, alors que bon nombre des droits et libertés énoncés dans la Constitution sont en train de devenir la même fiction qu'à l’époque soviétique, que la liberté d’expression a été définitivement abolie et que toutes les chaînes de télévision et tous les médias imprimés de masse sont entre les mains de l’État et ne sont en réalité pas des moyens d'information, mais de la propagande.
Les réfugiés et les personnes déplacées à l’intérieur du pays continuent à avoir besoin d’aide et de protection, le problème de la protection des droits des militaires et des conscrits s’est énormément aggravé, les problèmes des handicapés et des prisonniers n’ont pas disparu, la persécution des opposants politiques se poursuit, les cas de disparitions de personnes et de tortures ne font l’objet d’aucune enquête, et il est toujours indispensable d'empêcher la fraude électorale. Et les militants continuent à s’attaquer à tous ces problèmes, que cela plaise ou non aux autorités.
Ce travail devient aujourd’hui aussi difficile et risqué qu’il l'était sous le régime soviétique, mais il se poursuit, bien qu’il soit devenu incomparablement plus difficile de réussir. Nos prédécesseurs n’ont pas abandonné il y a 40 ans, et nous n’abandonnerons pas non plus.
Je conclurai par quelques mots.
Je représente ici Memorial, une association de personnes travaillant sur la mémoire d’un passé tragique. Il est impossible de faire oublier le passé, et c'est d’autant plus impossible quand ce passé revient. Et ce retour s’est déjà pratiquement produit.
Ce retour aux méthodes soviétiques de répression de la dissidence s'accompagne naturellement d'un retour aux mythes historiques soviétiques, parfois bizarrement déformés et amplifiés. Par exemple, le pacte de 1939 avec Hitler, qui embarrassait même les propagandistes soviétiques, l’expliquant alors comme nécessaire et gardant le silence sur les protocoles secrets, est aujourd’hui proclamé comme un triomphe de la diplomatie soviétique.
Officiellement, l'État n’a pas revu son attitude à l’égard de la terreur communiste, mais des monuments à la gloire de Staline réapparaissent dans plusieurs villes russes, parfois avec l’aide des autorités locales.
Un nouveau manuel d’histoire vient de paraître, reproduisant les anciens concepts « d’encerclement hostile » et d’exceptionnalisme russe. L’histoire disséquée par les propagandistes devient une arme idéologique.
Le débat ne porte pas tant sur des faits historiques que sur les fondements de la coexistence humaine.
L’humain n’est pas un matériau consommable servant à résoudre les problèmes de l’État, comme le croit le gouvernement russe actuel. L’humain est le propriétaire de l’État et son bâtisseur.
Ce n’est pas à l’État de déterminer comment les gens doivent vivre, mais aux gens de déterminer ce que l’État doit être.
Il ne s’agit pas d'idéaux humanistes abstraits, mais de principes pragmatiques pour la survie de la société.
Les organisations publiques et les militants, les défenseurs des droits humains sont des fusibles, des garde-fous, des détecteurs de dysfonctionnement et d'évolution dangereuse des événements.
En empêchant l’auto-organisation des citoyens et en limitant la liberté d’opinion, l’État détruit son propre avenir et celui de la société.
Un État qui viole les droits de ses propres citoyens devient inévitablement dangereux pour les autres États.
C’est pourquoi (je reviens au thème de notre réunion d'aujourd'hui), soutenir les militants qui défendent les droits des citoyens représente une tâche et un intérêt communs pour les personnes de bonne volonté. Il faut soutenir à la fois ceux qui continuent à se battre en restant dans leur pays et ceux qui ont été contraints de le quitter.
C’est une tâche extrêmement importante. Et j’espère que la communauté internationale s’efforcera de la mener à bien.