La déportation forcée d'enfants ukrainiens vers la Fédération de Russie peut-elle être considérée comme un génocide ?

Bien que le génocide soit principalement associé aux meurtres de masse, ce n'est pas un hasard si le transfert forcé d'enfants d'un groupe humain à un autre a été inclus dans la définition du génocide par la convention ad hoc des Nations unies.
Mikola Komarovski21 Mars 2023UA DE EN ES FR IT RU

Депортація дітей та дорослих з Маріуполя. Фото: телеграм-канал Петра Андрющенка Депортация детей и взрослых из Мариуполя. Фото: телеграм-канал Петра Андрющенко

Déportation d’adultes et d’enfants de Marioupol. Photo : chaîne Telegram de Petro Andriouchenko

Un événement important a eu lieu le lundi 13 mars : la Cour pénale internationale a annoncé que deux enquêtes avaient été ouvertes contre la Russie : une pour enlèvement d'enfants ukrainiens, et l'autre pour frappes russes délibérées sur des infrastructures civiles ukrainiennes. Vendredi 17 mars, c'est justement dans l'affaire de la déportation d'enfants ukrainiens que la CPI a émis deux mandats d'arrêt contre le président russe Vladimir Poutine et la commissaire russe aux droits de l'enfant Maria Lvova-Belova.

Dès l'automne dernier, un groupe de travail spécifique avait été créé au sein du Groupe de défense des droits humains de Kharkiv et avait commencé à travailler sur l'établissement du crime de génocide à Marioupol. Une partie spéciale de ce travail était consacrée à la déportation forcée d'enfants ukrainiens depuis cette ville. Le groupe s'emploie actuellement à soumettre ces éléments à la CPI, qui examine la déportation forcée d'enfants depuis toutes les régions d'Ukraine. À notre sens, il y a de sérieuses raisons de considérer qu'il s'agit d'un crime de génocide à l'encontre du peuple ukrainien.

Notons que tout d'abord, les agissements de la Russie violent les exigences de la quatrième Convention de Genève (Convention relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre). L'article 50 stipule en effet que l'État occupant doit prendre toutes les mesures nécessaires pour faciliter l'identification des enfants et l'enregistrement de leur filiation, et que cet État ne pourra, en aucun cas, procéder à une modification de leur statut personnel, ni les enrôler dans des formations ou organisations dépendant de lui.

Cependant, les agissements de la Fédération de Russie à l'encontre des enfants ukrainiens contiennent également des signes d'un autre crime, le plus grave en droit international, celui de génocide.

La Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide reconnaît comme génocide cinq actes distincts commis indépendamment dans l'intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux. L'un de ces actes est le transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe (article 2/e de la Convention).

Une disposition similaire est inscrite à l'article 6/e du Statut de Rome de la CPI, en vertu duquel les dirigeants politiques russes pourraient être condamnés.

Bien que le génocide soit en premier lieu associé aux meurtres de masse (extermination physique), ce n'est pas un hasard si le transfert d'enfants a été inclus dans les actes relevant du génocide. Les rédacteurs de la Convention ont inscrit ce point en partant du principe qu'un groupe pouvait être détruit, même si certains de ses membres continuaient individuellement à vivre sans subir de dommages physiques. Transférer de force des enfants dans un groupe où ils recevraient une éducation différente de celle de leur propre groupe, et où ils auraient de nouvelles coutumes, une nouvelle religion et probablement une nouvelle langue, équivaudrait en pratique à détruire un groupe dont l'avenir dépendait d'une génération de ces enfants déplacés de force .

En un an de guerre, les Russes ont pu mettre en place un système de transfert forcé des enfants ukrainiens. De manière simplifiée, leurs actions peuvent être décrites comme suit :

  1. Transport d'enfants ukrainiens des territoires occupés vers la Russie.
  2. Placement des enfants dans des centres de détention provisoires (il peut s'agir de sanatoriums, d'orphelinats, de camps pour enfants).
  3. Délivrance de la citoyenneté russe à ces enfants ukrainiens selon une procédure simplifiée.
  4. Adoption dans des familles russes

Le nombre exact d'enfants ukrainiens déportés est encore difficile à déterminer, car, pour des raisons évidentes, tout lien avec nombre d'entre eux a été perdu. Au moment de la publication de cet article, la plateforme ukrainienne « Les Enfants de la guerre » contient des informations sur au moins 16 000 enfants ukrainiens déportés. Cependant, il ne s'agit que des enfants sur lesquels des informations ont pu être trouvées. À notre avis, le nombre réel est beaucoup plus élevé.

Dans certains cas, les enfants sont séparés de leurs parents au cours des procédures dites de « filtration ». L'histoire de l'adolescent ukrainien Oleksandr Radtchouk, originaire de Marioupol, en est un bon exemple. En mars 2022, des militaires russes ont fait sortir de Marioupol Oleksandr, 12 ans, et sa mère Snejana, qui a été arrêtée puis emmenée dans un camp de filtration. C'est là qu'Oleksandr a vu sa mère pour la dernière fois. Les Russes n'ont pas permis à l'enfant d'appeler ses proches et lui ont dit qu'il serait adopté par une nouvelle famille en Russie. Mais par miracle, le garçon a réussi à contacter sa grand-mère et à éviter la déportation. Sa grand-mère a raconté que des représentants des services sociaux russes avaient tenté de la dissuader de récupérer son petit-fils, en lui expliquant que ce ne serait pas facile : il faudrait rassembler beaucoup de documents et passer par de longues procédures bureaucratiques.

Олександр Радчук і його бабуся Людмила Сірик. Фото: Суспільне Чернігів Александр Радчук и его бабушка Людмила Сирык. Фото: Суспільне Чернігів

Oleksandr Radtchouk et sa grand-mère Liudmila Siryk. Photo : Suspilne Tchernihiv

Récemment, l’École de santé publique de Yale a publié une étude à grande échelle sur les lieux d'hébergement temporaire pour enfants. Elle a pu établir l'existence en fédération de Russie d'un système composé de 43 camps pour enfants où séjournent des enfants ukrainiens. Dans 32 d'entre eux, les enfants sont rééduqués dans des classes spéciales, avec entre autres l'apprentissage d'une version russe de l'Histoire, de la culture et de la société. Dans certains cas, les enfants reçoivent également une formation militaire. Il ne fait aucun doute que l'objectif de ces actions est l'intégration de ces enfants ukrainiens dans la société russe.

Comme nous l'avons indiqué ci-dessus, un point fondamental est l'octroi de la citoyenneté russe aux enfants ukrainiens dans le cadre d'une procédure simplifiée. Le 30 mai 2022, le président russe Vladimir Poutine a adopté le décret N°330 qui stipule que les orphelins, les enfants laissés sans soins parentaux et les personnes handicapées, qui sont citoyens d'Ukraine ou des prétendues « République Populaire de Donetsk » et « République Populaire de Luhansk », peuvent acquérir la citoyenneté de la fédération de Russie dans le cadre d'une procédure simplifiée. En signant ce décret, le président russe a officiellement entériné, au plus haut niveau de l’État, cette politique de transfert forcé d'enfants ukrainiens vers la fédération de Russie.

La dernière étape est l'adoption d'enfants ukrainiens par des familles russes. Les agissements de Maria Lvova-Belova, commissaire russe aux droits de l'enfant, qui a adopté Filipp, un adolescent de Marioupol, sont très révélateurs à cet égard. Le 21 septembre 2022, elle annonçait sur sa chaîne Telegram que son fils adoptif Filipp avait obtenu la citoyenneté russe, en commentant : « pour mon fils adoptif de Marioupol, cet événement est la preuve qu'il est désormais "l'un d'entre nous", dans notre pays, dans notre société, parmi ses pairs ». Certaines sources ont révélé que les familles qui souhaitent adopter des enfants ukrainiens devaient en outre suivre des cours de « formation idéologique ».

L'adoption de ce garçon ukrainien par la commissaire aux droits de l'enfant peut sans aucun doute être qualifiée de « publicité », voire de propagande ouverte en faveur de telles actions au sein de la population russe. L'Institut pour l'étude de la guerre (ISW) a également attiré l'attention sur ce point dans un rapport daté du 16 novembre 2022, dans lequel on peut lire que des sources et des mandataires russes annoncent publiquement l'adoption forcée d'enfants ukrainiens dans des familles russes. En novembre 2022, des « blogueurs militaires » russes bien en vue ont commencé la diffusion d'une série documentaire en plusieurs parties sur plusieurs enfants ukrainiens du Donbass adoptés par des familles russes. La série documentaire affirme que pour la seule année 2022, les autorités russes ont transféré plus de 150000 enfants depuis le Donbass.

Par conséquent, comme on peut le voir, les agissements de la fédération de Russie ne peuvent en aucun cas être considérés comme aléatoires ou chaotiques. Il s'agit d'un système bien établi. Il y a donc de sérieuses raisons de penser que ces agissements visent la destruction partielle ou totale du groupe national ukrainien, et qu'ils doivent donc être qualifiés de génocide.

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