À l'usine d'agrégats de Vovtchansk: dans les geôles russes, des méthodes éprouvées en Tchétchénie.

L'usine qui employait autrefois 3000 personnes est devenue aujourd'hui, selon certains habitants, un « nid » d'ennemis: un endroit où les gens disparaissent et dont ceux qui reviennent préfèrent ne rien dire.
Irina Skatchko23 Août 2022UA DE EN ES FR IT RU

Ілюстрація: Сергій Приткін/ХПГ, на основі зображень від Вовчанського агрегатного заводу, dreamstime.com, wikimapia.org Illustration : Sergyi Prytkine/ Groupe de défense des droits humains de Kharkiv (GDDhKh), à partir d’une image de l’usine d’agrégats de Vovtchansk, dreamstime.com, wikimapia.org Иллюстрация: Сергей Прыткин/ХПГ, на основе изображений Волчанского агрегатного завода, dreamstime.com, wikimapia.org

Illustration : Sergyi Prytkine/ Groupe de défense des droits humains de Kharkiv (GDDhKh), à partir d’une image de l’usine d’agrégats de Vovtchansk, dreamstime.com, wikimapia.org

L'usine d'agrégats de Vovtchansk est située presque au centre de la ville, entourée d'un côté par le parc Central avec des aires de jeux pour enfants, et de l'autre par la plage de la ville. Le pont sur la rivière Vovtcha est tout proche : les jeunes mariés avaient pour habitude d'y accrocher des cadenas, pour sceller la solidité de leur vie conjugale à venir. Aujourd'hui s'y trouve un check-point ennemi, le plus souvent occupé par les forces de la République Populaire de Donetsk (DNR). Pour de nombreux habitants de Vovtchansk, ce pont est devenu le point de départ de leurs mésaventures. Il suffit d'une fiche de contact suspecte dans votre téléphone ou, par malheur, d'un « mauvais » tatouage, et on vous emmène dans l'usine.

L'usine, qui employait autrefois 3000 personnes, est devenue aujourd'hui, selon certains habitants, un « nid » d'ennemis : un endroit où les gens disparaissent et dont ceux qui reviennent préfèrent ne rien dire.

« À sept heures du matin ils étaient déjà dans les rues de la ville »

Vovtchansk a été occupé dès les premiers jours de la guerre.

– Nous vivons tout près de la frontière russe. Vers sept heures du matin le 24 février, les Russes étaient déjà dans la ville. Il y avait des colonnes de chars, des véhicules blindés de transport de troupes, de l'infanterie… » – raconte Tetiana, une habitante du quartier (son prénom a été modifié pour des raisons de sécurité : elle a quitté Vovtchansk pour Kharkiv, mais ses proches sont toujours en zone occupée) – toutes les entreprises ont immédiatement arrêté leur travail. Deux ponts ont explosé. La panique s'est installée.

Il n'y a pas de boulangerie à Vovtchansk. Auparavant, le pain était apporté de Kharkiv ou de Nova Vodolaha. Il y avait juste une boulangerie privée sur le territoire de l'usine d'agrégats : elle fournissait du pain aux familles des employés et le surplus était mis en vente.

– Mais en mars, les ruscistes s'y sont installés – se souvient Tetiana. – D'abord, ils y ont détenu des gens qui les gênaient : des anciens combattants de l'ATO, des anciens garde-frontières, des policiers, ils y ont tous été interrogés. Et puis quand tous ceux-là sont passés, ils y ont enfermés ceux qui refusaient de coopérer avec les occupants.

Au début, ils n'emmenaient que des hommes, raconte cette habitante de Vovtchansk, puis ils ont commencé à y envoyer aussi des femmes, par exemples celles dont le mari était militaire ou dont le fils est aujourd'hui dans les forces armées ukrainiennes.

– C'est vraiment effrayant : une énorme voiture arrive, flanquée du « Z » et remplie de fusils mitrailleurs, et ils sautent par-dessus la barrière. Si les portes sont fermées, ils les défoncent.

La pression mise sur ceux qui sont emmenés à l'usine d'agrégats est énorme. Même ceux qui sont libérés au bout de quelques jours sont en état de choc, ne répondent pas au téléphone, refusent d'évoquer ce qui s'y est passé. Ils sont effrayés, les occupants leur ont fait du chantage, menaçant leurs familles, leurs enfants.

Супутниковий знімок Вовчанського агрегатного заводу. На мосту праворуч розташовано сумнозвісний блокпост. Ⓒ Google Maps/Maxar Image satellite de l’usine d’agrégats de Vovtchansk. Sur le pont, à droite, se trouve le check-point tristement célèbre. Ⓒ Google Maps/Maxar Спутниковый снимок Волчанского агрегатного завода. На мосту справа расположен печально известный блокпост. Ⓒ Google Maps/Maxar

Image satellite de l’usine d’agrégats de Vovtchansk. Sur le pont, à droite, se trouve le check-point tristement célèbre. Ⓒ Google Maps/Maxar

Les premiers rapports officiels sur ce qui se passe à l'usine d'agrégats sont parus en avril. Lors d'une émission télévisée, le chef de l'administration militaire de Kharkiv, Oleg Sinehoubov, a déclaré : « Dans la ville de Vovtchansk, les occupants ont emmené en Russie toutes les unités de production d'une des usines de la ville, et ont utilisé les locaux de l'usine pour y installer une prison, véritable camp de concentration où les gens sont torturés, forcés à coopérer ou à rejoindre les rangs des forces armées russes ».

Un peu plus tard, cette information concernant l'usine d'agrégats a également été confirmée par le parquet. Le responsable du parquet régional de Kharkiv, Oleksandr Filchakov, a déclaré qu'une enquête préliminaire sur l'usine était en cours : « Les occupants détiennent illégalement des personnes, les soumettant à des violences physiques et mentales... Nous en aurons une idée précise lorsque l'armée ukrainienne reprendra le contrôle du territoire de toutes les communautés occupées ».


Pourquoi cette usine précisément ?

Oleg Toporkov, directeur adjoint de l'usine d'agrégats de Vovtchansk, connaît tout de l'entreprise. Il a dû lui-même vivre sous l'occupation et se cacher des Russes pendant plusieurs mois.

– L'usine est une zone assez vaste, avec des ateliers principaux, des locaux annexes, et un complexe de restauration pouvant servir 500 personnes à la fois. Il y a des ateliers de réparation, des locaux de service – dit-il fièrement. – Le plus grand des ateliers, le N°20, est une structure rectangulaire de 8 m de haut dans sa partie centrale, avec des bâtiments attenants de trois étages. Ils comprennent des vestiaires, des bureaux et des salles de stockage.

Олег Топорков був змушений кілька місяців жити в окупації та переховуватись від росіян. © Денис Волоха/ХПГ Oleg Toporkov a dû vivre sous l’occupation pendant plusieurs mois et se cacher des Russes. ©Denys Volokha/GDDhKh Олег Топорков был вынужден несколько месяцев жить в оккупации и скрываться от россиян. © Денис Волоха/ХПГ

Oleg Toporkov a dû vivre sous l’occupation pendant plusieurs mois et se cacher des Russes. ©Denys Volokha/GDDhKh

C'est justement dans l'atelier N°20 que les personnes enlevées sont détenues. Il se trouve qu'il comporte de nombreuses pièces isolées.

– Notre usine avait le statut de site sensible et protégé, – explique Oleg Toporkov. – Déjà sous le règne du Tsar Panko, nous fabriquions des équipements militaires. Ce qui explique que nous avions des entrepôts où la marchandise était stockée avant d'être envoyée au client. Ce local pouvait être scellé pour permettre aux militaires de venir chercher leur commande. C'est là qu'ils ont installé leur camp de concentration. Ce sont des bâtiments entièrement isolés, avec des murs en béton armé. Certaines des salles de stockage, fermées par une porte métallique, n'ont pas de fenêtre : ils en ont fait des cellules. Les bureaux sont utilisés pour les interrogatoires. Il y a aussi des gens détenus dans certains entrepôts.

Selon Oleg Toporkov, une autre raison pour laquelle les occupants ont choisi l'atelier N°20 est qu'un bâtiment administratif de 7 étages se trouve juste à côté, et il pourrait protéger l'atelier en cas de bombardements et de tirs d'artillerie venant de l'ouest.

L'usine est une entreprise autosuffisante en eau, puisqu'elle possède son propre puits et son système de canalisations. Toute la zone est clôturée avec du fil barbelé, et des caméras permettent une surveillance vidéo.

En outre, les habitants disent que l'entreprise est située de telle manière que si les forces armées ukrainiennes voulaient bombarder ce « nid d'ennemi », il leur serait très difficile de ne pas toucher des cibles civiles. À proximité se trouvent un parc, des habitations et une école maternelle, que les occupants promettent de rouvrir prochainement, malgré le danger que cela représenterait pour les enfants.

Combien de prisonniers sont détenus dans l'usine ?

– Des habitants qui ont pu être libérés ont raconté que les prisonniers étaient parfois plus de dix dans une cellule, d'autres ont même témoigné qu'ils étaient jusqu'à trente, – dit Oleg Toporkov, – mais personne ne vous donnera les chiffres exacts. Environ cent à cent cinquante personnes, selon la situation. En cas d'incident, de situation d'urgence, ou de représailles, ils entassent autant de gens qu'ils peuvent, remplissent les locaux à ras-bord. Quant à savoir combien de personnes peuvent y tenir, alors imaginez : l'atelier fait environ 150x50 m. Vous voyez, combien de personnes peut-on y mettre ? En sachant que dans une pièce de 4x5 m, trente personnes peuvent tenir assises.

Oleg Toporkov affirme qu'il y a « des occupants de toutes sortes » dans l'usine : des membres des prétendues « LNR » et « DNR » : mobilisés, membres de la police populaire et des services de sécurité, mais aussi la Garde nationale russe et des cadres de l'armée. C'est bien entendu le FSB qui dirige le tout, et ses membres s'occupent principalement des interrogatoires. Les hommes de la « LNR » et de la « DNR » sont chargés de surveiller et d'escorter les prisonniers.

On peut être emmené à l'usine pour n'importe quoi. Pour une position pro-ukrainienne bien sûr, mais aussi suite aux calomnies d'un voisin.

– L'année 1937 dans toute sa splendeur ! – dit Tetiana

Il semble que parfois, ils enlèvent les gens juste pour les dépouiller.

Nous avons le témoignage d'un homme qu'ils ont torturé à l'électricité à l'usine d'agrégats afin de lui soutirer de l'argent. Il a été libéré après avoir remis toutes ses économies aux occupants. Toutefois, tous ne sont pas libérés après ces « conversations » de quelques heures ou quelques jours.

– Certains, depuis l'usine, ont été emmenés en Russie, – continue Oleg Toporkov. – Ils ne sont pas rentrés chez eux. Je connais personnellement une dizaine d'entre eux. Il y a ceux qui figurent sur les listes d'échange, et ceux dont on pensait qu'ils avaient été abattus mais qui, deux mois plus tard, ont contacté leurs proches depuis Belgorod, en Russie.

Comment retrouver un proche ?

Le 13 avril, les Russes ont emmené le père d'Aliona Tsygankova et deux autres membres de sa famille, ainsi que le mari de Margarita Stalnova. Cela s'est produit au village coopératif « Symbol », dans le district de Tchougouevski. Les femmes ne connaissent pas la raison de leur enlèvement. peut-être parce qu'ils transportaient de l'aide humanitaire, peut-être parce qu Igor, le père d'Aliona, avait un groupe électrogène, et que tous les voisins lui apportaient leurs téléphones à charger. Certains de ceux qui ont été enlevés ont des bonnes connaissances techniques, et peut-être que les occupants les ont emmenés pour réparer leurs voitures. Peut-être que les occupants voulaient juste voler quelques voitures (ce qu'ils ont fait).

Quoi qu'il en soit, selon les voisins, des militaires sont arrivés le 13, ils ont mis des sacs sur la tête des hommes et les ont emmenés dans une direction inconnue.

– Ils ont tout saccagé dans la maison. Ils ont même découpé la mousse expansive du plafond. Ils ont emporté tous les appareils électriques, une cuisinière à gaz avec sa bouteille de gaz, et des voitures. La voiture de mon père est une Ford Granada blanche, et ils ont pris aussi aussi une Renault Kangoo et un bus rouge, – raconte Aliona Tsygankova.

– D'après les voisins, il n'y avait plus de carburant dans la voiture de mon père, alors ils l'ont traînée jusqu'à leur check-point, puis ils l'ont minée et abandonnée. Plus tard, quelqu'un du haut commandement est venu et a dit qu'il fallait la déminer et l'emmener à Chestakovo.

Альона Циганкова. Ⓒ Денис Волоха/ХПГ Aliona Tsygankova. Ⓒ Denys Volokha/GDDhKh Алёна Цыганкова. Ⓒ Денис Волоха/ХПГ

Aliona Tsygankova. Ⓒ Denys Volokha/GDDhKh

Tout d'abord, ils ont déclaré aux familles que tous les détenus seraient bientôt libérés. Mais un peu plus tard, ils ont annoncé qu'ils les avaient emmenés vers l'arrière-front « pour des raisons de sécurité ».

Aliona et Margarita ne peuvent que supposer que cet « arrière-front » évoqué est Vovtchansk, mais elles n'ont aucune information fiable, et encore moins officielle.

– Nous avons appris certaines choses grâces à des connaissances éloignées, – explique Margarita Stalnova. – À Vovtchansk, un homme a été arrêté après que les occupants ont trouvé dans son téléphone le contact de quelqu'un qui ne leur plaisait pas. Il est resté détenu une semaine : chaque jour, sa femme venait avec leur enfant supplier qu'ils le libèrent. Et il a été libéré. Quand on lui a montré des photos de nos proches enlevés, il a dit qu'il avait vu là-bas des gens qui leur ressemblaient. Mais est-ce qu'on peut y croire ? Il était dans un tel état... on ne sait pas ce qu'ils lui ont fait.

Dans les groupes de conversation Telegram de Vovtchansk, certains disent que si on veut savoir si quelqu'un est détenu à l'usine d'agrégats, il faut aller au check-point et donner le nom de la personne disparue.

« Un militaire sort avec une liste dans les mains. Vous lui donnez le nom et la date de naissance. Il regarde la liste et vous dit si cette personne est là. Il vous prévient qu'il n'y a ni visite ni dépôt de colis, et ne dit pas combien de temps ils vont encore le garder », – décrit l'un des participants au groupe Telegram.

Ni Margarita ni Aliona ne peuvent bien sûr se rendre à Vovtchansk, en zone occupée. Une solution pourrait être de demander à l'un des habitants de se rendre à l'entrée de l'usine et de demander. Mais les gens ont peur de prendre ce risque. C'est déjà arrivé que ceux qui posaient des questions sur des personnes disparues soient à leur tour emmenés dans les cachots.

– J'ai trouvé quelqu'un que je connais, et il a demandé à une fille de Vovtchansk de se renseigner sur mon mari, – dit Marguerite. – Il paraît que c'est moins dangereux pour les filles de le faire. Il n'a rien promis, d'ailleurs il n'y a plus de réseau là-bas. Mais nous avons obtenu une réponse : il a été vu là-bas, il est vivant et il répare du matériel.

Cependant, ces informations ne sont pas officielles. Les deux femmes se sont adressées à la police, au SBU (Service de Sécurité d'Ukraine), au Bureau national d'enquête, à la Croix-Rouge. Elles attendent.

C'est déjà arrivé

Les occupants n'ont rien inventé en installant une salle de torture en plein centre ville. Et je ne parle même pas de « l'isolement » de Donetsk. Les Russes ont beaucoup d'expérience dans la création de lieux de détention illégaux en territoire occupé. Ils ont peut-être même des modes d'emploi.

Voici comment, il y a près de vingt ans, les employés de l'organisation Memorial décrivaient le système carcéral officieux créé par la Russie dans le Caucase pendant la seconde guerre de Tchétchénie : « Derrière la façade du système officiel des lieux de détention, d'interrogatoire et d'enquête, il existe un système officieux de lieux illégaux de détention, dans les locaux des unités militaires. Le centre de ce système est situé à Khankala, base principale des forces fédérales. Dans ce système parallèle, les « conséquences » pour les détenus et les « disparus » sont des tortures cruelles, entraînant une mort rapide, et des exécutions extrajudiciaires. Alors que pendant la « première guerre de Tchétchénie », de tels actes criminels étaient pratiqués par le renseignement militaire et les forces spéciales, pendant la seconde guerre, cette expérience est reprise et ces méthodes activement utilisées par les forces de l'ordre (du ministère de l'intérieur, etc.) ».

À l'époque, les militants des droits humains évoquaient différents types de lieux de détention non-officielle : ça pouvait être des fosses au milieu des champs (appelées zindan), des locaux abandonnés, et des « points de filtration temporaires », dont on entend tant parler aujourd'hui.

L '«invitation» à une conversation non officielle et non enregistrée, après laquelle on peut extorquer n'importe quel aveu à une personne, a des racines profondes dans la structure des forces de l'ordre, remontant probablement à l'époque soviétique. Au milieu des années 2000, Alexandre Tcherkassov écrivait dans un article sur les prisons secrètes en Tchétchénie : « Le rêve de tout agent russe est de discuter avec une personne « en dehors du processus », alors qu'elle n'est pas protégée ni par la présence d'un avocat ni par le code de procédure pénale. La personne est « invitée » ou « amenée » puis on lui « parle »... jusqu'à l'obtention « d'aveux ». Mais faire « disparaître » une personne ou au moins l'avoir à disposition pendant un long moment, c'est déjà l'apogée de tous les rêves ! ».

Vingt ans plus tard, comme nous le savons, peu de choses ont changé chez nos voisins. Même le pilote est toujours le même.

Les occupants ont eu de la chance à Vovtchansk : il n'ont pas eu besoin, comme en Tchétchénie, de chercher des locaux abandonnés ni même de creuser des fosses spéciales pour faire disparaître les habitants de la ville et avoir avec eux des conversations agréables. Ils ont trouvé le local idéal en plein centre.


Selon la Convention de Genève, à l'égard des civils sont interdites :

  •  les atteintes portées à la vie et à l'intégrité corporelle, notamment le meurtre sous toutes ses formes, les mutilations, les traitements cruels, tortures et supplices;
  • les prises d'otages;
  • les atteintes à la dignité des personnes, notamment les traitements humiliants et dégradants;
  • les condamnations prononcées et les exécutions effectuées sans un jugement préalable, rendu par un tribunal régulièrement constitué, assorti des garanties judiciaires reconnues comme indispensables par les peuples civilisés.

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