« Nous rêvons de devenir inutiles »: l’initiative “Tribunal pour Poutine” (T4P) a présenté les résultats de trois années de travail
L’initiative “Tribunal pour Poutine” (T4P) a été fondée en mars 2022 par trois organisations de défense des droits humains : le Groupe de défense des droits humains de Kharkiv, le Centre pour les libertés civiles et l’Union Helsinki d’Ukraine pour les droits humains, en réponse à l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie. Aujourd’hui, l’initiative rassemble plus de quarante organisations qui documentent les crimes répondant aux critères du Statut de Rome.
« L’objectif de cette initiative est d’obtenir justice pour chaque personne ayant souffert de cette agression, mais également pour l’ensemble de la société ukrainienne », déclare Oleksandra Romantsova, directrice exécutive du Centre pour les libertés civiles.
Les enquêteurs de T4P mènent des recherches à partir de sources ouvertes, mais aussi directement sur le terrain : ils collectent des preuves photographiques et vidéo et mènent des entretiens. Toutes les informations sont vérifiées, analysées à l’aide des procédures OSINT, et systématiquement documentées en tant que cas individuels. On y trouve notamment les attaques les plus importantes menées par la fédération de Russie : le bombardement du théâtre dramatique de Marioupol, le dynamitage du barrage hydroélectrique de Kakhovka, les menaces pesant sur la centrale nucléaire de Zaporijjia, ainsi que des frappes sur des sites religieux ou médicaux, en particulier l’hôpital pédiatrique Okhmatdyt.
L’approche de T4P est unique de par la répartition territoriale de son travail : chaque organisation membre est responsable d’une région spécifique, ce qui permet une compréhension plus précise des contextes locaux et une collecte de données plus efficace. Dans certaines régions, T4P a documenté plus de crimes de guerre que les institutions gouvernementales ou internationales. T4P dispose donc de l’une des plus importantes bases de données sur la guerre en Ukraine. Malgré cela, le nombre réel de certains types de crimes est très certainement beaucoup plus élevé que ce qui a pu être enregistré jusqu’à présent.
« Il existe une autre base de données tenue par le Groupe de défense des droits humains de Kharkiv, qui recense les cas pour lesquels des procédures pénales ont déjà été engagées. Cela représente actuellement plus de 15 500 cas. Nous pouvons donc dire qu’au total, nos bases de données contiennent plus de 100 000 épisodes documentés », explique Yevhen Zakharov, directeur du Groupe de défense des droits humains de Kharkiv.
Au 20 mars 2025, T4P a recensé 84 396 crimes de guerre commis au cours de la guerre à grande échelle en Ukraine. En outre, au moins 3 745 cas de destruction ou d’endommagement d’infrastructures culturelles, religieuses et sociales ont été documentés. Il s’agissait notamment de monuments historiques, d’églises, d’hôpitaux, d’établissements d’enseignement et d’institutions scientifiques. 17 421 attaques documentées ont directement visé des biens civils : immeubles résidentiels, entreprises, écoles, jardins d’enfants et autres installations. Les statistiques complètes sont disponibles sur le site officiel de l’initiative T4P.
Au cours des trois dernières années, l’initiative T4P a activement diffusé des informations sur les crimes de guerre par le biais de publications dans des médias nationaux et internationaux, mais aussi d’actions publiques, de spectacles et de nombreux supports éducatifs.
Voici quelques-uns de ces projets :
- Le film documentaire du Kyiv Independant « Les ombres sur la rive gauche », qui montre la vie dans les territoires temporairement occupés.
- Le film « Voix de Marioupol », qui raconte l’histoire de trois habitants de Marioupol qui ont réussi à survivre dans la ville assiégée, sans électricité ni communications, sous les bombardements aériens russes incessants.
- Le film documentaire « Otages (sans) protection » sur les difficultés rencontrées par les anciens prisonniers après leur retour chez eux.
- Le projet poétique « Tiens bon ! Je tiens bon ! », qui a pour thème la douleur et la persévérance des Ukrainiens en captivité en Russie et de ceux qui les attendent.
En outre, la brochure « Voix de prisonniers » contient 50 histoires de civils illégalement détenus, dont les témoignages illustrent l’ampleur des violations des droits humains, tandis que le livre « Voix de guerre. Marioupol » est le premier recueil publié d’entretiens avec des témoins de la guerre en Ukraine : 24 habitants de Marioupol y racontent leurs histoires de vie uniques dans la ville assiégée et leurs tentatives de la quitter.
Un autre domaine important du travail de l’initiative est le plaidoyer international. L’initiative T4P coopère activement avec les Nations unies, le Conseil de l’Europe, l’OSCE et l’UE afin d’assurer une pression internationale sur la fédération de Russie.
En trois ans d’activité, l’initiative a préparé et transmis neuf communications à la Cour pénale internationale :
- Disparitions forcées dans les territoires ukrainiens temporairement occupés
- Transfert forcé d’enfants de l’Ukraine vers la Russie : un génocide
- Exécutions extrajudiciaires commises par les Russes à Boutcha et dans d’autres régions d’Ukraine
- Mauvais traitements en détention dans la région de Kharkiv occupée par la Russie
- Génocide à Marioupol
- Les bombardements de l’Ukraine constituent un crime de guerre de la Russie
- L’utilisation du discours de haine comme élément de crime contre l’humanité
- Enquête sur des crimes environnementaux
- Tortures pratiquées par des militaires russes en Ukraine
« Ce ne sont pas seulement les crimes qui sont imprescriptibles, mais également la justice. J’estime que telle devrait être la position de l’Ukraine », a déclaré Yevhen Zakharov, directeur du Groupe de défense des droits humains de Kharkiv.
Ioulia Bohdan, directrice du Centre de recherches sur le travail des forces de l’ordre (CLEAR), a souligné le rôle des institutions nationales dans les enquêtes sur les crimes de guerre :
« J’insiste sur la nécessité objective d’impliquer les organes judiciaires nationaux dans le processus d’enquête et de documentation des crimes commis sous les ordres de hauts responsables militaires et politiques, crimes qui ont principalement visé des civils, et non des militaires, dans les territoires temporairement occupés. C’est la seule façon de percevoir la réalité objective et non un combat imaginé avec un adversaire potentiel ».
Vladlena Padun, analyste à l’Union Helsinki d’Ukraine pour les droits humains, a appelé à la création d’un tribunal international spécial pour poursuivre le crime d’agression contre l’Ukraine :
« Nous espérons sincèrement que, grâce au soutien du Conseil de l’Europe, de l’Union européenne et d’un certain nombre d’États européens et mondiaux, ce tribunal sera créé prochainement. Son objectif sera non seulement d’obtenir justice pour l’Ukraine, mais aussi d’affirmer les principes généraux du droit international pour le monde entier. Il est encourageant que l’Ukraine ait réussi à fédérer de nombreux États autour de cette initiative. Cela deviendrait un nouveau mécanisme de traduction en justice et un précédent important : le mal serait puni ».
L’organisation Truth Hounds, qui fait partie de l’initiative T4P, utilise dans son travail le principe de la compétence universelle, qui permet de poursuivre les coupables de crimes internationaux quel que soit le lieu où ils ont été commis. À ce jour, l’organisation a déjà transmis cinq communications aux autorités compétentes d’autres pays pour engager des poursuites pénales.
« C’est depuis 2014, et non pas depuis 2022, que la Russie commet des crimes de guerre en Ukraine, et l’absence de poursuites en justice et l’impunité qu’elle implique donnent lieu à de plus en plus de violations. C’est pourquoi nous attendons un résultat démontrant que même dans 10 ou 15 ans, les auteurs de ces crimes seront traduits en justice. Cela pourrait avoir un rôle préventif et réduire le nombre de crimes commis aujourd’hui », déclare Zera Kozlieva, directrice de Truth Hounds.
L’un des aspects clés d’instauration de la justice est le rétablissement des droits des victimes. Cela concerne en particulier les civils qui reviennent de captivité illégale suite à l’agression armée russe contre l’Ukraine. Leurs droits sont protégés par la loi ukrainienne « sur la protection sociale et juridique des personnes privées de liberté suite à l’agression armée contre l’Ukraine et des membres de leur famille ». Cependant, comme l’a fait remarquer Ihor Kotelianets, responsable de l’Association des proches des prisonniers politiques du Kremlin, cette loi a été adoptée avant l’invasion russe à grande échelle, et la version actuelle ne tient pas compte des nouvelles réalités : elle contient en particulier des approches discriminatoires, n’accordant une assistance qu’à certaines catégories de victimes.
« Nous devons harmoniser notre législation avec les dispositions des Conventions de Genève, mais aussi élargir le cadre du soutien de l’État », souligne Igor Kotelianets. « Une assistance doit être apportée à tous les civils ayant été victimes de détention illégale, et pas seulement aux personnes impliquées dans des activités sociales ou militantes ».
« Nous rêvons de devenir inutiles. Tous les défenseurs des droits humains rêvent du jour où ils pourront être licenciés », déclare Oleksandra Romantsova, directrice exécutive du Centre pour les libertés civiles.
Au cours de l’événement, l’initiative T4P a également présenté une brochure présentant les résultats de son travail, disponible en anglais et en ukrainien.