Paix, mémoire et liberté: discours de Memorial lors de la remise du prix Nobel de la paix

Discours du lauréat du Prix Nobel de la paix 2022, Memorial, lu par Ian Ratchinski le 10 décembre à Oslo.
18 Décembre 2022UA DE EN ES FR IT RU

Голова правління “Міжнародного Меморіалу” Ян Рачинський © Nobel Prize/YouTube Jan Raczynski, Vorstandsvorsitzender von Memorial International Jan Rachinsky, chairman of International Memorial © Nobel Prize/YouTube Le président de “Memorial International” Ian Ratchinski Председатель правления “Международного Мемориала” Ян Рачинский © Nobel Prize/YouTube

Le président de “Memorial International” Ian Ratchinski © Nobel Prize Outreach AB, Production: NRK

Votre Majesté, vos Altesses Royales, Mesdames et Messieurs, Chers amis !

Tout d'abord, au nom de l'association Memorial, permettez-moi de remercier le comité Nobel norvégien de nous avoir décerné cette année le prix Nobel de la paix. Nous sommes particulièrement reconnaissants au comité Nobel de partager ce grand honneur avec le Centre ukrainien pour les libertés civiles et le courageux militant des droits de l'homme biélorusse Ales Bialiatski. Cette décision a une signification symbolique importante : elle souligne que les frontières des États ne peuvent et ne doivent pas diviser la société civile. Et pour nous, cette proximité est une récompense supplémentaire.

Memorial existe depuis 35 ans. Aujourd'hui, ses organisations opèrent dans de nombreuses régions de Russie, en Ukraine et dans plusieurs pays d'Europe occidentale. Nous devons le prix Nobel à chacune de ces organisations, à chacune des milliers de personnes qui prennent part à leurs activités — leurs membres, leur personnel, leurs bénévoles, à ceux qui se joignent à leurs actions publiques. C'est aussi un hommage à ceux qui ne sont plus parmi nous. Avant tout à ceux qui ont créé Memorial et en ont fait ce qu'il est aujourd'hui : Andreï Sakharov, Arseni Roginski, Sergueï Kovalev et bien d'autres. C'est leur prix autant que le nôtre.

Dans notre travail, deux grands domaines coexistent sur un pied d'égalité.

Le premier est celui de la restauration de la mémoire historique de la terreur d'État. Nous effectuons des recherches dans les archives, nous recherchons les lieux d'exécution et d'inhumation, nous rassemblons nos propres archives, bibliothèques et collections de musées, nous publions des livres, organisons des événements commémoratifs publics, des expositions, des conférences scientifiques et des séminaires, développons des actions en direction de la jeunesse. Nous créons des bases de données sur les victimes de la terreur et ceux qui l'ont perpétrée. Nous parlons de la persécution des dissidents et de la résistance intellectuelle, civile et politique au totalitarisme.

Le second est celui de la lutte pour les droits de humains dans l'ère post-soviétique. Il s'agit de la collecte, de l'analyse et de la publication d'informations sur les violations des droits de l'homme dans les « points chauds » de l'espace post-soviétique : le Haut-Karabakh, la Transnistrie, le Tadjikistan, la zone de conflit osséto-ingouche, la Tchétchénie, le Donbass. C'est aussi un travail de recherche des personnes disparues, d'enquête sur les massacres et les prétendues « disparitions ». Il s'agit également d'apporter une aide aux réfugiés et aux personnes déplacées, de procéder au monitoring des persécutions politiques et d'offrir une assistance juridique aux prisonniers politiques, qui sont plus nombreux en Russie aujourd'hui qu'en URSS au début de la Perestroïka. Dans un certain sens, il s'agit de la continuation de la lutte pour la liberté qui était en cours pendant la période soviétique — ici se rejoignent le passé et le présent.

Dans mon intervention, j'aimerais aborder plusieurs questions générales.

La première concerne la relation, au sein de Memorial, entre la défense des droits humains et le travail sur la mémoire historique.

Il y a deux cents ans, Pouchkine voyait le fondement de l'« identité de l'homme » (самостоянья человека), de sa dignité et de sa liberté personnelle dans son sentiment d'appartenance au passé, dans son amour « pour les cendres de son pays » et « les cercueils de ses pères ». Le travail de Memorial repose également sur le lien indissociable entre la mémoire et la liberté. La spécificité de ce travail réside dans le fait que nous ne sommes pas simplement engagés dans la recherche et la documentation des tragédies du passé et des collisions sociales aiguës du présent. Nous enquêtons et documentons les crimes. Crimes contre les individus et crimes contre l'Humanité, commis ou en train d'être commis par le pouvoir d'État. Et nous voyons la cause profonde de ces crimes dans la sacralisation de ce dernier comme valeur suprême, dans la proclamation de la priorité absolue de ce que ce pouvoir veut considérer comme les « intérêts de l'État » sur l'individu, sa liberté, sa dignité et ses droits. Ce système de valeurs inversé, dans lequel les personnes ne sont qu'un matériau que l'on consomme pour résoudre les tâches gouvernementales, a régné dans notre pays pendant soixante-dix ans.

Une conséquence évidente de la sacralisation de l'État a été la renaissance des ambitions impériales. Les attaques contre la Pologne et la Finlande, la prise de contrôle des États baltes et l'annexion de la Bessarabie et de la Bukovine du Nord en furent les manifestations au début de la Seconde Guerre mondiale. Le diktat de l'après-guerre contre les pays d'Europe de l'Est, les invasions de la Hongrie en 1956 et de la Tchécoslovaquie en 1968, la guerre en Afghanistan sont la manifestation de ces mêmes ambitions qui sont toujours d'actualité.

Une autre conséquence de la sacralisation de l'État est l'impunité non seulement de ceux qui prennent des décisions politiques criminelles, mais aussi de leurs exécutants. Les exécutions sommaires, les meurtres de civils, les tortures et les pillages restent impunis et ne font même pas l'objet d'enquêtes. Nous l'avons vu lors des hostilités en Tchétchénie, nous le voyons aujourd'hui dans les territoires occupés de l'Ukraine. Après le bombardement de Grozny, la destruction de Mariupol n'est malheureusement pas quelque chose de fondamentalement nouveau.

La chaîne des crimes impunis continue, elle ne s'arrêtera pas d'elle-même. Et il n'y a pas de solution de compromis à ce problème. Hélas, la société russe n'a pas eu la force de rompre la tradition de la violence d'État.

Soixante-dix ans durant, l'État a détruit toute solidarité entre les personnes, atomisé la société, éradiqué toute expression de solidarité civique, la transformant en une « population » docile et sans voix. Le triste état de la société civile en Russie aujourd'hui est une conséquence directe d'un passé non résolu.

Pour nous, la priorité absolue est l'individu, sa vie, sa liberté et sa dignité. Nous rejetons la formule « l'individu n'est rien, l'État est tout ». Nous ne nous concentrons pas sur les événements historiques marquants ou sur les questions de « grande politique » (bien que nous devions aussi les aborder pour comprendre les contextes des destins individuels). Plus importants pour nous sont les noms et les destins de personnes concrètes, passés et présents, ce celles et ceux qui ont été les victimes de la politique criminelle de l'État. Les noms et les destins sont la base, ils sont le niveau dans lequel se place notre travail, ils sont ce que nous documentons ou reconstituons.

La deuxième question est le caractère supranational et universel des problèmes traités par Memorial.

L'humanité a compris depuis longtemps que les droits humains et les libertés ne sont pas liés aux frontières nationales. Ici, tout est clair, et le choix du comité Nobel le confirme clairement aujourd'hui. L'idée de suprématie, d'universalité et d'indivisibilité des droits humains est devenue l'un des facteurs clés de la coexistence humaine, une garantie de paix et de progrès dans le monde. La pensée nationale, du philosophe russe du 19ème siècle Vladimir Soloviov à Andreï Sakharov, Iouri Orlov et à d'autres dissidents soviétiques, a apporté une contribution notable à cette transformation.

Avec la mémoire historique, la situation est plus compliquée. Chaque pays, chaque société développe ses propres récits historiques, ses propres « images nationales du passé », qui contredisent souvent celles de ses voisins. La cause des litiges n'est généralement pas un fait, mais des différences d'interprétation des mêmes événements. Ces différences de compréhension et d'évaluation des mêmes événements historiques entre différents peuples sont inévitables — après tout, leur compréhension et leur évaluation sont nées dans le contexte d'histoires nationales différentes. Il nous suffit d'apprendre à reconnaître les raisons de ces différences et à respecter le droit de chaque peuple à sa propre compréhension du passé.

Cela n'a aucun sens d'ignorer la mémoire de « l'autre », de prétendre qu'elle n'existe pas . Il est inutile et extrêmement dangereux de nier sa validité en déclarant indistinctement fausses les interprétations de la réalité historique qui se cachent derrière cette mémoire. Et il est fatal d'utiliser l'histoire comme un outil politique, de déclencher une « guerre des mémoires ».

Dans l'empire soviétique, toute tentative des peuples de lutter pour leur indépendance nationale, toute manifestation d'une conscience nationale qui ne cadraient pas avec le dogme idéologique étaient déclarées « nationalisme bourgeois » et brutalement réprimées. Après l'effondrement de l'URSS, de nouveaux récits historiques qui ne coïncidaient pas avec la mythologie historique soviétique officielle ont commencé à émerger dans les nouveaux États qui sont apparus sur son territoire. Et peu après l'arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, les nouveaux dirigeants russes et leurs serviteurs idéologiques ont lancé des « guerres de mémoire » furieuses et agressives contre leurs voisins, l'Estonie, la Lettonie, l'Ukraine — en utilisant pleinement les vieux stéréotypes et clichés soviétiques. Bien entendu, cela n'a pas été fait au nom de la « vérité historique », mais au nom de leurs propres intérêts politiques. Finalement, la lutte contre le « nationalisme » et le « banderisme » est devenue la justification idéologique et le support de propagande de la guerre contre l'Ukraine, guerre d'agression insensée et criminelle qui se déroule sous nos yeux.

Et l'une des premières victimes de cette folie a été la mémoire historique de la Russie elle-même. En effet, pour faire passer une agression contre un pays voisin pour une « lutte contre le fascisme », il a fallu déformer l'esprit des citoyens russes en intervertissant les concepts de « fascisme » et d'« antifascisme ». Aujourd'hui, les médias russes qualifient d'« antifascisme » l'invasion armée d'un pays voisin qui n'avait aucune raison de le faire, l'annexion des territoires conquis, la terreur contre les civils dans les zones occupées et les crimes de guerre. Contre l'Ukraine, on incite la haine, sa culture et sa langue sont publiquement déclarées « inférieures », et le peuple ukrainien « n'existe pas ». La résistance à l'agresseur est appelée « fascisme ». Tout cela est en contradiction absolue avec l'expérience historique de la Russie, dévalorise et déforme la mémoire de la véritable guerre antifasciste de 1941-1945, la mémoire des soldats soviétiques qui ont combattu Hitler. Dans l'esprit de nombreuses personnes, les mots « soldat russe » ne seront plus associés à eux, mais à ceux qui sèment la mort et la destruction sur le sol ukrainien.

Enfin, la dernière question que je voudrais aborder devant vous est le problème de la culpabilité et de la responsabilité.

Une question nous taraude : Memorial mérite-t-il vraiment le prix Nobel de la paix ?

Oui, nous avons essayé de résister à l'érosion de la mémoire historique et de la conscience juridique, en documentant les crimes passés et présents. Ne soyons pas modestes : nous avons effectivement fait beaucoup et beaucoup de choses. Mais notre travail a-t-il permis d'éviter la catastrophe du 24 février ?

Le terrible fardeau qui pesait sur nos épaules ce jour-là n'est pas devenu plus léger, à la nouvelle du prix qui nous a été décerné.

Non, il ne s'agit pas d'une question de « culpabilité nationale ». Il ne faut pas parler de culpabilité « nationale » ou de toute autre culpabilité collective — la notion de culpabilité collective est odieuse aux principes fondamentaux des droits de l'homme. Le travail commun des participants de notre mouvement repose sur une base idéologique complètement différente — sur la compréhension de la responsabilité civique pour le passé et pour le présent.

La responsabilité de l'individu pour tout ce qui arrive à son pays, voire à l'humanité dans son ensemble, repose, comme l'a observé Carl Jaspers, sur une solidarité civique et universelle. Il en va de même du sentiment de responsabilité pour les événements du passé. Elle naît du sentiment d'unité de l'individu avec les générations précédentes, de la capacité à se reconnaître comme un maillon de la chaîne de ces générations, c'est-à-dire de la conscience d'appartenir à une communauté qui n'est pas apparue hier et qui, on l'espère, ne disparaîtra pas demain. La volonté d'assumer des responsabilités est une qualité purement personnelle : on assume la responsabilité de quelque chose qui s'est produit autrefois ou qui se produit actuellement, mais dans lequel on n'est pas directement impliqué ; personne d'autre ne peut porter ce fardeau. Et surtout : la responsabilité civique, contrairement à la culpabilité, n'exige pas de « repentir » mais du travail. Son vecteur est orienté non pas vers le passé mais vers l'avenir.

Memorial est précisément l'union de personnes qui acceptent volontairement la responsabilité civique du passé et du présent et travaillent pour l'avenir. Et peut-être devrions-nous considérer ce prix non seulement comme la reconnaissance de ce que nous avons réussi à faire en trente-cinq ans, mais aussi comme une sorte d'avance sur ce qu'il reste à accomplir, parce que nous ne relâchons pas nos efforts et continuons à travailler.

Merci de votre attention.


© The Nobel Foundation 2022

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